La situation des peintres en Suisse romande Par Max Kohler, imprimeur à Moutier - août 1965 Affirmer qu'il n'existe pas de peinture suisse, c'est énoncer une vérité de La Palice. Nos artistes - et pas uniquement les peintres - tirent leur inspiration de trois cultures, allemande, française et italienne. Ils sont, d'autre part, plus ou moins fortement influencés par les grands courants de l'art universel. S'il n'existe pas de peinture suisse, à plus forte raison ne saurait-on parler de peinture romande, cela est clair. Le fait que l'Alliance culturelle romande, dont ce cahier est l'organe, ait présenté en 1962 une exposition itinérante des «Chefs-d'oeuvre de l'art romand» n'y change rien. Les organisateurs, il faut le dire, n'étaient pas dupes. Mais ils savent qu'à force de répéter qu'il n'existe pas de peinture suisse, ni romande, on court le risque d'admettre que notre pays n'a pas d'artistes. Or rien n'est plus faux. Jamais la Suisse et aussi la partie où l'on parle français, n'a connu un tel épanouissement des arts. Donc pas de peinture romande, mais de nombreux artistes travaillant dans toutes les parties de Romandie. Certains d'entre eux atteignent et dépassent de beaucoup, en qualité artistique véritable, les «cham-pions du Pop'art» ou autres gaudrioles à la mode qu'on propose périodiquement à notre admiration, souvent à grands coups de publicité. Mais, chacun sait cela, «le Suisse trait sa vache et vit heureux dans ses montagnes». Comment pourrait-il avoir du talent ? Nos autorités, d'ailleurs, ne font pas de bien grands efforts pour tuer une légende qui sert le tourisme et ne gêne pas à notre réputation d'horlogers et de mécaniciens de précision ! Cet état d'esprit veut que l'artiste suisse resté dans son pays n'atteigne jamais à la renommée mondiale. Nos seuls compatriotes peintres qui aient joui de cette renommée ont fait carrière à l'étranger: Le Corbusier, qui fut aussi peintre cubiste de talent; Vallotton, qui fit partie du groupe des Nabis au début du siècle; Schneider, un des maîtres de l'Ecole de Paris, dont personne ne semble se souvenir qu'il est de Sainte-Croix. On en pourrait citer d'autres, Romands et Suisses alémaniques. Inversement, on peut affirmer que René Auberjonois, dont nous sommes fiers à juste titre, n'a pas atteint à la renommée mondiale parce qu'il est resté fidèle à son canton de Vaud. Je crois qu'il y a un effort à accomplir dans ce sens, par nos autorités tout d'abord qui devraient appuyer davantage l'organisation d'expositions de peinture suisse à l'étranger, et par nous tous ensuite. Citoyens d'un petit pays formé de plusieurs races parlant quatre langues sans compter les innombrables dialectes, nous sommes exposés - et les Romands plus encore que nos Confédérés d'outre-Sarine - à commettre deux erreurs tout aussi préjudiciables à l'épanouissement des arts chez nous. Deux erreurs préjudiciables La première de ces erreurs consiste à pratiquer un chauvinisme régionaliste encouragé par un fédéralisme mal compris. Il n'y en a point comme nous est une expression bien romande, dont nous rions volontiers, mais à laquelle nous croyons tout de même un peu. Cet état d'esprit se manifeste lors d'expositions, surtout dans les centres de moyenne importance. Si l'on présente un artiste du terroir, les ventes sont nombreuses... et c'est tant mieux. Mais si l'artiste vient d'ailleurs, même s'il est de qualité, il vendra peu ou rien du tout. J'ai fait, dans ce domaine, en tant qu'organisateur d'expositions, quelques expériences intéressantes. Il arrive qu'en surestimant un talent local on desserve l'art et même l'artiste porté aux nues. Tout en croyant contribuer au développement culturel du pays, on travaille à son étouffement si l'on empêche l'air du large de venir aérer et rafraîchir les talents. A l'opposé, je cite l'erreur tout aussi répandue et tout aussi néfaste qu'est le mépris dans lequel certains tiennent nos artistes suisses en général et nos peintres romands en particulier. Cette attitude facile dispense de toute réflexion, comme la première citée, d'ailleurs. On met d'un côté les grands artistes de Paris, de Milan ou d'Amérique, de l'autre les petits Suisses, dont on admet a priori que le talent est à l'image des dimensions de leur pays. Et l'on ne voit pas que l'isolement dans lequel on les tient est la cause principale de leurs difficultés. Nous avons de bons peintres Nous avons en Suisse de bons peintres. Nous en aurions certainement davantage si nous savions les aider un peu plus, avec un meilleur discernement des vraies valeurs. En privant nos artistes de leurs moyens d'existence, on les limite dans leurs possibilités d'expression, on les empêche aussi de prendre contact avec le public. Les expositions sont, en effet, souvent fort coûteuses ! Pour toutes ces raisons, trop de peintres doués en Suisse romande exercent un métier à côté de leur art, afin de subsister. Cela grignote leur temps et occupe leur esprit, alors que l'art exige un engagement total. Comment faut-il faire pour bien faire, dira-t-on, si l'on nous reproche à la fois notre chauvinisme et notre mépris pour les artistes de chez nous ? Evidemment, ces deux défauts opposés se rencontrent rarement chez une seule et même personne. Elle serait un cas pour les psychiatres ! Mais les deux attitudes co-existent en Romandie. Il y a un moyen terme, un chemin raisonnable: faire l'effort de vivre un peu avec les arts et les artistes, apprendre à voir, à déceler dans un tableau les qualités qui lui donnent une valeur durable ou les défauts qui détruisent son harmonie. Cet effort exige quelques lectures, mais surtout la fréquentation régulière des salles d'expositions et davantage encore des ateliers des peintres. Eux seuls parlent avec lucidité et en parfaite connaissance de cause de la peinture. Ils ne sont pas - ou rarement - des théoriciens. Ils sont les praticiens d'un art qui a les exigences aussi d'un métier. Ils savent mieux que personne comment un tableau naît, comment il s'élabore. Mais ils sont tous plus ou moins partiaux, faute de quoi ils risqueraient de se perdre dans le dédale des chemins menant à l'art. Le peintre a quelque peine à comprendre le collègue qui s'adonne à d'autres recherches que lui. Curieusement, il est cependant plus sévère parfois avec celui dont la sensibilité s'apparente à la sienne. A croire qu'il défend inconsciemment un impossible 'monopole. Il est vrai que les exigences des amateurs d'art sont telles aujourd'hui que l'artiste est condamné à faire toujours du «jamais vu». Prenons garde, pourtant, en écoutant les peintres et en apprenant d'eux de ne pas nous habituer à ne voir la vie et la peinture qu'avec leurs yeux. Nous y perdrions notre personnalité et, du même coup, le bénéfice de l'effort accompli à comprendre la peinture. Une petite expérience souvent renouvelée me confirme dans mon opinion sur la partialité des artistes. Possédant une petite collection de tableaux, étant d'autre part lié d'amitié avec de nombreux peintres, j'ai analysé leurs réactions lors de leurs visites chez moi. Les critiques sont assez dures. L'artiste voit davantage les défauts que les qualités chez ses confrères. Bien mieux, on m'a souvent conseillé de décrocher tel tableau qui, paraît-il, n'a pas grande valeur. Après que plusieurs peintres se seraient livrés à ce petit exercice, mais pas au détriment des mêmes tableaux, il ne me resterait plus rien aux parois de mon appartement... si je n'avais moi aussi mon opinion sur le sujet ! Les peintres de Suisse romande Ces quelques considérations s'imposaient-elles pour parler des peintres de Suisse romande ? L'occasion m'a paru bonne d'essayer d'éclairer le problème. Si peu de gens chez nous prennent la peine et le temps d'y penser, d'essayer d'y voir clair ! De toute façon, je n'ai pas l'intention de dresser l'inventaire des peintres de Romandie. Je ne suis pas statisticien. Si je cite ci-après quelques noms, je ne prétends pas du tout que les artistes choisis par moi sont les seuls valables. Parmi ceux dont je connais l'oeuvre, j'en pique l'un ou l'autre dont l'activité et le style serviront à étayer certaines de mes affirmations. Eliminons d'entrée les artistes romands décédés, même ceux qui, comme Auberjonois, Poncet, Blanchet, Maurice Barraud, Marius Borgeaud furent en quelque sorte des précurseurs ou des pionniers. Cela fera contre-poids avec l'exposition déjà citée des «Chefs-d'oeuvre de l'art romand», qui n'admettait que les oeuvres d'artistes décédés. Citons en passant Albert Schnyder, Adrien Holy, Hans Berger, Alexandre Rochat et quelques autres parmi les aînés d'aujourd'hui. A eux aussi revient le mérite d'avoir ouvert la voie à ce qu'on appelle l'art moderne. Quant à Coghuf, il est revendiqué aussi par les Bâlois car il est né sur les bords du Rhin et a commencé là-bas sa carrière artistique. Cette double «nationalité» pose un problème, un de plus : est-ce l'origine ou le lieu de domicile qui donne droit à l'appellation de Romand ? Enfin, preuve qu'il n'existe pas d'art spécifiquement romand, rien ne permet de reconnaître un peintre de Lausanne d'un de Genève, par exemple. Il y a partout des artistes figuratifs et d'autres qui ont opté pour l'abstraction. Différence plus marquée, essentielle même, on rencontre dans toutes nos régions romandes des peintres tachistes et d'autres constructivistes, autrement dit des héritiers de la sensibilité impressionniste et d'autres qui viennent en droite ligne des recherches plus intellectuelles que sensibles du cubisme. Un exemple: les deux Genevois Jean Baier et Rollier sont abstraits l'un et l'autre. Mais un monde les sépare. Baier est plus proche du Bâlois Max Bill, constructiviste comme lui, que de son compatriote romand Rollier. Et ce dernier est plus proche d'Iseli, le Bernois, que de Baier. Chez Joseph Lachat, de Sion, les deux tendances se rencontrent, l'artiste ayant tâté de tout et étant arrivé à une sorte de synthèse dans ses grandes toiles fort bien peintes et supérieurement organisées. Mais à ses côtés, son ami sédunois Léo Andenmatten est resté figuratif. Il est vrai que ses petits paysages frisent l'abstraction, à force de simplicité. Tous deux sont d'excellents peintres, mais aussi dans des directions différentes. En pays fribourgeois, Raymond Meuwly, dont on admirait la précision du dessin il y a quelques années, a évolué vers l'art abstrait. De même son compatriote et son aîné Fernand Giauque, de Morat. De l'impressionnisme dont il fut un des héritiers directs, il a passé à une sorte de tachisme mi abstrait mi figuratif. Ses sortes de paysages lacustres non figuratifs, si j'ose dire, ont un grand charme. Qui faut-il citer parmi les Vaudois ? Il y a l'embarras du choix. Jacques Berger me paraît représentatif de la génération «arrivée», alors que Hesselbarth suit de près. Une pléiade de jeunes prépare l'avenir et nous réserve d'agréables surprises, assurément. Quant au pays neuchâtelois, il a deux centres artistiques: Neuchâtel, où l'on se ressent encore de l'influence classique, mais où une ardente jeunesse défend l'art d'aujourd'hui et ses audaces; La Chaux-de-Fonds, pays des horlogers précis, mais ville aussi où l'enthousiasme distillé par les frères Barraud, par l'Eplatenier, Dessouslavy, Madeleine Woog et Léon Perrin suscite encore des vocations. Où le souvenir du Corbusier reste vivant, même si le grand architecte et grand peintre dut s'exiler pour réaliser ses ambitions et ses projets ! Ramseyer - avant tout sculpteur, mais aussi excellent dessinateur - fait un peu la liaison entre les deux villes, puisqu'il fut formé à l'école des pionniers chaux-de-fonniers et qu'il émigra par la suite sur les rives du lac. D'autres noms viennent à l'es-prit: Raetz, Zaugg, Jean-François Favre, Hugo Crivelli, par exemple, tous du bas. Dans le haut, Baratelli, Lœwer, Lucien Schwob tiennent la vedette, avec cet étonnant Georges Froidevaux dont les toiles, pourtant abstraites, contiennent l'essence de ce Jura rude et tellement attachant. Tout y est suggéré, rien n'y est totalement affirmé: la terre brune ouverte par les labours d'automne, la première neige d'un gris sale parce que sa couche est trop mince, le rythme aussi des grands sapins que balance le vent ! Toujours en pays neuchâtelois, nous trouvons, dans la belle vallée de La Brévine, Jean-Pierre Schmid, qui, retiré aux Bayards mérite bien son nom d'artiste «Lermite» et le petit et actif Claudévard, qui a choisi Le Cerneux-Péquignot pour y travailler. Lermite, qui fut un artiste instinctif et presque romantique, s'astreint aujourd'hui à des règles d'une rigueur absolue. Le Jura bernois est terre romande dans un canton de Suisse alémanique. Cette région fut certainement la plus pauvre en peintres. Elle rattrape gaillardement le temps perdu, depuis que Schnyder et Coghuf ont ouvert le chemin. Il me serait facile - puisque c'est de mon pays qu'il est ici question - de dresser une longue liste de peintres, surtout de jeunes artistes qui seront les grands de demain, sur le plan régional tout au moins. Je me limite à deux artistes ajoulots, proches voisins géographiquement, puisque l'un habite Porrentruy et l'autre Fontenais, à trois kilomètres à peine. Sur le plan des arts, ils sont pourtant fort éloignés l'un de l'autre. Jean-François Comment, formé à Bâle, triture une pâte abondante et généreuse. Il en tire des effets magiques, sensibles et même sensuels, bien que ses toiles soient aujourd'hui abstraites. Quant à Gérard Bregnard, il est surréaliste naturellement, sans forcer, sans tricher. Il chatouille à peine les toiles qu'il recouvre d'une couche fine et d'uniforme épaisseur de couleurs. Mais quel équilibre dans ses compositions compliquées ! Il associe l'abstraction au surréalisme, ce qui semble une gageure. Incomplet et même partial, ce petit tour d'horizon ne veut rien prouver d'autre que cette affirmation joyeuse: en Suisse romande, la peinture se porte bien, puisque les peintres y travaillent avec passion et intelligence. Et comme ce cahier a pour but essentiel de «jeter un pont sur la Sarine», les textes et les illustrations démontreront qu'il y a de nombreuses possibilités de contacts, que ces contacts sont pris déjà entre artistes de langue allemande et artistes de langue française. Notre pays est trop petit et l'intérêt pour les arts tout de même insuffisant pour qu'un régionalisme étroit soit de mise. Nous serons donc dans le bon chemin si nous nous efforçons, sans rien sacrifier de nos particularismes, de convaincre ensemble la Suisse et l'étranger de l'existence, non pas d'une peinture suisse ou romande, mais de l'existence de tous ces peintres qui ne demandent qu'à se faire connaître. Max Robert, Moutier Imprimeur Cahier de l'Alliance culturelle romande, août 1965
Réflexions sur la peinture contemporaine de la Suisse alémanique Par Robert Th. Stoll, critique d'art - Bâle, août 1965 Pourquoi parlé-je de Le Corbusier dans le cadre d'un article sur les peintres contemporains de Suisse allemande ? C'est que je me suis demandé qui était l'artiste suisse vivant, le plus mondialement connu. C'était sans conteste Le Corbusier; à présent c'est certainement le sculpteur et peintre Alberto Giacometti, qui, bien qu'établi à Paris depuis des décennies, a toujours entretenu d'étroites relations avec la Suisse. Son village natal est Stampa, en Engadine, sa langue maternelle, le romanche. Mais qu'en est-il des peintres suisses allemands, quelle est leur place dans la peinture européenne, mondiale ? Même si l'on n'admet aucun lien de causalité entre la qualité artistique d'une oeuvre et sa renommée, (sinon le peintre bâlois Max Kämpf devrait être beaucoup plus célèbre qu'il ne l'est, en dépit d'une exposition à Sâo Paolo) la réponse est très instructive. Aucun peintre vivant de Suisse allemande ne jouit d'une renommée mondiale, ni même européenne. Il est vrai que le travail de l'un ou de l'autre apparaît sporadiquement lors d'expositions entre Venise, Darmstadt, Paris, New York et Sâo Paolo, mais aucun d'eux ne s'est imposé comme Le Corbusier ou Giacometti, les dramaturges Dürrenmatt et Frisch, le musicien genevois Ansermet, l'écrivain bâlois Carl J. Burckhardt. Plusieurs peintres suisses allemands sont assez connus. Certains ont un cercle d'admirateurs à l'étranger, tel, à New York, le Zurichois Fritz Glarner (1899) et ses «relational paintings», ou comme à Paris Wilfried Moser (1914, Zurich) et ses abstractions. D'autres sont reconnus à l'étranger par les spécialistes de leur genre, tels Hans Stocker, de Bâle, dont les vitraux et peintures murales ornent de nombreuses églises, Max Bill (1908, Winterthour), créateur de fonctions optiques et plastiques. Cependant, si l'on nous demande à brûle-pourpoint de nommer ce qui nous paraît représenter le sommet de la vie culturelle suisse alémanique, il y a peu de chance pour que nous nommions l'un de nos peintres. Chez les sculpteurs, Alberto Giacometti est une force de classe internationale qui frappe d'emblée. Rien de tel chez les peintres: si aucun ne peut, de manière incontestable, être désigné comme le plus grand, beaucoup sont d'une riche substance artistique et supportent la comparaison avec les peintres significatifs de l'étranger. Je pense entre autres aux regrettés Ernst Mergen-thaler (1887-1962), Louis Moilliet (1880-1962), Cuno Amiet (1868-1961), au peintre naïf Adolf Dietrich (1877-1957), ainsi qu'aux vivants Max Gubler, Coghuf et Max Kämpf, dont nous reparlerons. Trois cultures en Suisse Auparavant, il y a encore un fait à considérer: la Suisse est fortement liée aux trois cultures qui l'entourent, ce qui, de tout temps, a marqué son art. Echange vivant avec les forces créatrices d'Europe, indépendance politique jalousement préservée: cette attitude a profondément marqué l'art suisse, dès les origines. C'est bien entendu surtout sensible dans la littérature (tout particulièrement chez Max Frisch, également chez Otto Walter ou W.-M. Diggelmann), mais on le remarque aussi dans la peinture, de Hodler à Varlin. Dans ses rapports avec l'art français, italien, allemand, anglais, américain, l'art suisse emprunte souvent plus qu'il ne donne, pourtant, il a toujours assez d'énergie pour intégrer les éléments étrangers à une vision personnelle. Cette élaboration se fait, et s'est toujours faite lentement et prudemment, même si les retards de style sont, à notre époque caractérisée par un langage artistique international, moins marqués qu'autrefois. Ces retards sont inhérents à la province dont la vie culturelle dépend des grands centres, bien que l'accroissement des moyens de communication soit sur le point de rendre suranné le terme de province. Il ne saurait être question d'un retard comparable à celui d'époques antérieures, tel celui de la cathédrale de Lausanne, construite en style roman alors que le centre de la France, avec Reims, Amiens et même Bourges et Beauvais en était déjà au style gothique. Les impressionnistes eux-mêmes ne furent admis en Suisse et ne purent y exercer une influence qu'après qu'ils eussent été admis à Paris; les Bâlois Lüscher, Barth et Donzé peignaient encore à la façon de Courbet après que la première guerre mondiale eut mis un terme au mouvement cubiste. Les groupes Rot-Blau, Die Brücke & Rot-Blau A Zurich, le dadaïsme, avec Arp et Ball, fut un mouvement très important, mais resta pour la Suisse un intermède essentiellement étranger, qui ne porta des fruits que dans l'oeuvre trop peu connue de la Zurichoise Sophie Täuber (1889-1943). Ce n'est qu'en 1928 qu'Albert Müller et Hermann Scherer, appuyés par Hindenlang, Sulzbachner, Camenisch, Coghuf et Hans Stocker fondèrent à Bâle le groupe révolutionnaire Rot-Blau, en honneur aux expressionnistes allemands, au groupe «Die Brücke» et à Kirchner. Cinq ans plus tard, des artistes bâlois, admirateurs du surréalisme et de l'art abstrait, fondèrent le «Groupe 33». Cette prise de position est remarquable à deux égards. D'abord, elle illustre une fois de plus le fameux décalage des styles, mais elle a aussi une signification politique: Walo Wiemken (1907-1940), Walter Bodmer (1903), Otto Abt ("1903), Irène Zurkinden (1909) et Charly Hindenlang (1894-1960), en se réclamant de l'esprit de l'art français, prirent consciemment position contre la terreur nazie. Cette volonté de choix pondéré, de profession de foi clairvoyante donne aux arts plastiques de Suisse allemande un quelque chose de sérieux et d'âpre que l'on rencontre rarement à ce degré dans la peinture et la sculpture romandes. Deux courants opposés Mais, au sein de cette unité de tendance, on distingue deux courants opposés. Considérons la cathédrale de Bâle et celle de Zurich, les oeuvres de Konrad Witz et de Hans Holbein, les chroniques de Schilling, Schodeler, Edlibach, pensons à des peintres tels que Caspar Wolf, Anker, Zünd et Koller, plus près de nous, à Viktor Surbek, Fred Stauffer, Peter Fliick, aux jeunes jusqu'à Kreienbühl, nous en concluerons que le propre de la peinture suisse allemande est un sens aigu des réalités, une sobriété tout à fait en accord avec notre réalisme politique, un style direct allié à une parfaite maîtrise de la technique. Et nous aurons vu juste! Mais tournons-nous maintenant vers les Wildleute-Teppiche de Bâle, les oeuvres de Niklaus Manuel et d'Urs Graf, de Füssli, le magicien, de Buchser, Biicklin et Welti, de Martin Lauterburg et de Hans Fischer (Berne, 1909-1958). Toutes ces oeuvres pré-sentent un caractère romantique, fantastique, certaines font état de préoccupations métaphysiques, d'autres sont satiriques, au point parfois d'être caricaturales. Que l'on songe aux surréalistes bâlois Walo Wiemken et Meret Oppenheim (1913), aux Bernois Otto Tschumi (1904) et Serge Brignoni (1903), à Ricco Wassmer (1915) et à de plus jeunes artistes, tel le Grangeois Hans Ulrich Ernst (1913), tous ces artistes se rattachent à une tradition qui n'est autre que le complément obligé de la première tendance. Entre ces deux courants, il y a d'innombrables positions intermédiaires, selon la personnalité de chaque artiste et son attitude en face de la réalité. En Suisse allemande, l'intensité de l'activité artistique est sans rapport avec l'exiguité du territoire; les associations artistiques, les expositions dans les musées et les galeries, les commandes de l'Etat, de l'industrie et de personnes privées le confirment à l'envi. Les écoles d'arts Les écoles d'arts et métiers des grandes villes forment sans discontinuer des centaines de jeunes peintres des deux sexes. Mais combien des oeuvres de ces derniers résisteront-elles à la nécessaire épreuve d'une critique sévère ? Comme en tout métier, il y a plus d'apprentis que de maîtres ! Il est vrai qu'il faut des deux; mais on ne parle que des maîtres, des quelques artistes qui, aux yeux du monde, représentent tous les autres, qui ont su donner forme à ce que la peinture suisse allemande a de meilleur et d'essentiel. Hans Berger Que l'on me permette de nommer tout d'abord un «vétéran», un maître établi en Suisse romande, ayant su marier, dans sa vie et dans son oeuvre, l'alémanique au romand: Hans Berger, né en 1882. Son chemin va d'abord d'Oberbuchsiten à Paris, où il fut architecte; devenu peintre, il séjourna en Bretagne et en Provence et finit par s'établir dans cette campagne genevoise si aérée où il travaille aujourd'hui encore. C'est là qu'il devint un maître. On sent dans sa peinture l'influence de Buchser et de van Gogh, de Hodler et d'Amiet. Ses oeuvres murales comme sa peinture de chevalet font montre d'une palette soignée, «à la française»; il en émane une lumière proche de celle des impressionnistes et des fauves. La solidité des textures et la sûreté de la composition dénotent le tempérament alémanique, toujours compensé par le sens de la diversité des êtres et des points de vue. Berger, Genevois par option, est resté, au fond de lui-même, un Soleurois circonspect; il se plaît à écrire ses lettres en dialecte, dans la conversation, il passe inopinément du français à son idiome familier. Si je devais le situer dans un «Olympe helvétique», je lui ferais une place entre l'«homme-ceil» Ramuz et Gottfried Keller, pas trop loin non plus de Gotthelf et de Toepffer. L'oeuvre de Berger embrasse un vaste champ de valeurs artistiques et humaines. La Bâloise Irène Zurkinden et Leonhard Meisser (Coire 1902) ont un registre plus étroit, mais de timbre tout aussi français. Les personnages et les paysages citadins de la première, les paysages du second témoignent d'une grande sensibilité. Wilhelm Gimmi (Zurich 1886 - Chexbres 1965), que nous pleurons ces jours, fit montre dans son oeuvre d'une remarquable assimilation de la culture picturale française; ses nus féminins, tout empreints de discrétion, comptent parmi ce que la peinture suisse a produit de meilleur à notre époque. Ernst Morgenthaler, Fritz Pauli J'aimerais parler aussi d'un autre grand peintre de cette génération: le peintre-poète Ernst Morgenthaler, dis-paru voici trois ans (Kleindietwil, BE 1887 - Zurich 1962). Son âme romantique l'incita à s'exprimer dans un langage pictural inspiré des impressionnistes (Morgenthaler habita longtemps Meudon) mais qu'il transforma peu à peu en un langage tout à fait personnel, empreint d'une atmosphère très humaine. Ses fameux paysages nocturnes, peuplés d'apparitions lumineuses, éveillent le spectateur à un sentiment presque oriental de l'universel. L'élément visio-naire, que Morgenthaler extériorise dans des transpositions lyriques de la nature, pousse le Bernois Fritz Pauli (1891) à se tourner vers l'homme. Pauli est un mystique. Partagé entre l'angoisse et la foi, il s'interroge sur le sens de la vie. Le contact avec l'expressionnisme allemand fut pour lui l'expérience décisive, comme en témoigne sa prédilection pour les sonorités étouffées et les accords rouge-bleu. Toute son oeuvre témoigne d'une profonde intuition des ressorts intimes de l'âme humaine; son oeuvre graphique est à cet égard particulièrement pénétrante. Par ses associations d'images surréelles, Pauli s'apparente à des peintres comme Ensor et Goya. Coghuf Parmi les peintres suisses alémaniques les plus significatifs, il en est un second qui vit en Suisse romande: Coghuf (1905), éta-bli à Muriaux. Les paysans franc-monta-gnards l'appellent: «ce Bâlois qui est devenu un des nôtres.» Coghuf fut d'abord serrurier; c'est à Paris qu'il se mit à manier le pinceau, envoûté par Utrillo et Soutine; la Provence et l'Afrique du Nord affinèrent sa vision; les années de crise des années trente formèrent sa conception de la peine des hommes; les tons gris de ses peintures s'éclaircirent dans les Franches-Montagnes: les paysages aérés des hauteurs du Jura, avec leurs sapins et leurs chevaux ont une randeur toute classique. Il ne cherche pas a reproduire, mais au contraire, à saisir comme un fait pictural l'essence du paysage aimé. Ces quinze dernières années, Coghuf a développé un langage de plus en plus libre et personnel que le terme d'«abstraction» ne peut décrire qu'imparfaitement. Sa palette s'est différenciée, tout en se réduisant à quelques couleurs de base, comme cela est souvent le cas pour l'oeuvre de grands maîtres parvenus à leur maturité. De ses derniers grands travaux, mentionnons la mosaïque de l'université de Bâle, les vitraux de l'église Sainte Marie de Bâle, de l'église protestante de Moutier et de l'université de St-Gall. Parmi les nombreux peintres de vitraux que compte la Suisse allemande, citons encore les noms de Hans Stocker (1896) et d'Otto Staiger (1894). La série de vitraux qu'ils exécutèrent à l'église St-Antoine de Bâle entre 1929 et 1931 fit date dans les annales de ce genre. Coghuf, pour en revenir à lui, n'a jamais sacrifié à la mode, ni au public; il a toujours su dépasser l'acquis; l'évolution de son style a toujours dépendu d'une impérieuse nécessité intérieure. Les abstraits On peut en dire autant de tous les abstraits significatifs de Suisse allemande. En premier lieu, il faut mentionner Helen Dahm (Oetwil, 1878), dont le génie formel tient du phénomène. Il faut lui adjoindre Maly Blumer (Bâle, 1906), Leo Leuppi (1893), Richard P. Lohse (1902), le vigoureux Bernois Max von Mühlenen (1903), le Bâlois trop peu connu Hans R. Schiess (1904) et ses compositions construites selon les lois harmoniques, Theo Eble (1899) et surtout Paul Stückli (Stans, 1906) et Walter Bodmer (1903), qui, dans ses sculptures de fil de fer donne une interprétation optique originale du sentiment moderne de l'espace. Parmi les nombreux jeunes abstraits, nous signalerons Charles Wyrsch (Lucerne, 1920) ainsi que Lenz Klotz (Coire, 1925), les Bâlois Marcel Schaffner (1931) et Samuel Burri (1935), chez qui on dénote ces derniers temps, un net retour à la figuration. Ce mouvement vers les choses et les gens, ce souci de leurs relations mutuelles dans le monde est, dans un art parallèle, caractéristique de la poésie d'un Walter Diggelmann ou de Herbert Meier. L'art veut s'engager L'art veut s'engager. Est-il présomptueux de dire que la peinture suisse alémanique dans son ensemble est et fut toujours plus «engagée» que la peinture romande ? Nous voulons dire par là qu'elle est plus sensible à la confrontation de l'homme avec son milieu, ce que confirme dans tous les cas l'oeuvre des quatre artistes dont il sera fait mention dans la fin de cet article. A travers toute la peinture suisse allemande se fait jour une manière d'insolence, de hardiesse hautaine qui culmine chez Urs Graf, Tobias Stimmer et Hodler: une façon d'aborder le monde en refusant de s'en laisser conter, en voulant voir la vérité sans fards. Max Gubler C'est une attitude toute nordique qu'Evard Munch a su exprimer de façon magistrale; à cet égard, il y a une différence essentielle entre les «Fauves» et les expressionnistes allemands. Le meilleur représentant de cette tendance est à l'heure actuelle Max Gubler (Zurich, 1898). Le contenu spirituel de sa peinture, sa facture et sa touche l'apparentent aux expressionnistes. Comme eux, il s'interroge davantage sur la situation de l'homme dans un monde dominé par des forces hostiles qu'il ne prétend exprimer des réponses. Mais, lorsque Gubler matérialise sa vision de l'homme dans le monde, il ne se contente pas de s'interroger: il exprime aussi sa volonté de subsister. Ce pari sur la vie caractérise son oeuvre géniale, une peinture d'un lyrisme que l'on peut qualifier de monumental, bien que ce terme galvaudé ait été utilisé pour définir l'antithèse de la peinture de Gubler: une peinture doctrinaire prétendant nous imposer une certaine interprétation du monde. Willy Guggenheim, alias Varlin Varlin, de son vrai nom Willy Guggenheim, Zurich (1900), est aussi non-conformiste que Gubler. Il a reconnu que la vérité n'est pas dans les façades, mais est perceptible là où béent les fissures. Hanté par une vision personnelle du monde, aimant passionnément «l'homme vrai», - il déteste les philistins - il arrache les accessoires inutiles à grands coups de pinceau; la vérité ainsi démasquée, il l'exprime par de joyeuses cascades de couleurs. La laideur elle-même, vue par ses yeux de visionnaire, transposée par ses mains créatrices devient beauté par-ce que toujours elle est vérité. Soutine est son «ancêtre», Zborowsky son mentor. Varlin est aussi intelligent et sait toujours, grâce à son esprit critique, exactement ce qu'il fait. Ce qui fait de lui un grand peintre, c'est qu'il a su réaliser ses dons dans une oeuvre plastique d'une indéniable personnalité. Ferdinand Gehr Aux antipodes de Varlin, mais son égal quant à la qualité artistique, tel est le Rhénan Ferdinand Gehr (Uzwil 1898). Gehr est connu par les vitraux et peintures murales qu'il a exécutés dans de nombreuses églises, aussi bien en Suisse qu'en Sarre et à Munich. Il est un des rénovateurs de l'art sacré. Quelques-unes de ses oeuvres, à Olten, à Oberwil, en Appenzell, occasionnèrent même des scandales. Cela ne l'inquiète pas. Le chrétien moyen ne comprend pas du premier coup son langage artistique dépouillé et spirituel. Ce peintre de près de soixante-dix ans, qui peint toujours comme un jeune, n'a pas fini de nous étonner. Il tire sa force d'une joyeuse acceptation de la création et de ses énergies salutaires, d'un solide sentiment religieux. Nolde, Matisse et Klee sont ses maîtres. Mais l'oeuvre de Gehr ne ressemble à aucune autre: son langage plastique est essentiellement personnel. La surface du tableau reste avant tout surface picturale répondant à la définition de Maurice Denis: «une surface plane, recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées»; les couleurs elles-mêmes sont disposées en groupes rythmiques, réparties de manière homogène en un ensemble grandiose, comme éclairé de spiritualité par une lumière intérieure qu'avait perdue la peinture de la Renaissance, fondée elle, sur l'imitation. Les oeuvres de Gehr invitent à la méditation, elles sont pleines d'êtres et de choses sanctifiées. Max Kämpf Les tableaux du Bâlois Max Kämpf (1912) possèdent une intensité et une intériorité égales, quand bien même puisées à de toutes autres sources. Même s'il a peint des paysages, traités avec une profonde sensibilité, son thème de prédilection est l'homme dans son milieu terrestre, l'homme dans la famille, la communauté, l'homme en tant qu'acteur d'un jeu de forces dont il n'est pas maître, seul, sous son masque ou au contraire dans la foule de Carnaval ou encore accablé de solitude au milieu de la collectivité. Kämpf a peint le «Théâtre». Il y a vu une mascarade d'apparences superficielles derrière lesquelles la contingence de l'homme n'est que plus visible. Il a peint un «Enfer», à côté duquel les enfers moyenâgeux sont de simples images d'Epinal; il y a des années, il a commencé de peindre le Paradis; il se bat encore avec lui-même pour en trouver une expression plastique, recueilli dans la paix de son atelier où aucun étranger ne vient le distraire. De temps à autre, ses méditations se matérialisent en images de la Bible comparables, par leur vérité, aux gravures du Rembrandt de la solitude. Le noir est la couleur de Kämpf; il l'accompagne de gris, de bruns qui se détachent sur des blancs blafards. Les couleurs du spectre et leurs combinaisons n'apparaissent que çà et là, comme des joyaux. Les dessins sont extrêmement sensibles; il ne nous paraît pas exagéré de prétendre que Kämpf est le meilleur dessinateur vivant en Suisse. Il est moins célèbre que bien d'autres, mais ça ne le dérange pas. Il travaille. Il crée. Dans le silence de son atelier, sous ses mains, naît une oeuvre qui comptera certainement pour beaucoup dans la peinture suisse contemporaine. Robert Th. Stoll Critique d'art, Bâle Traduction: Jean Robert, Moutier
Interview de Frédéric Elkaïm, ancien directeur de Drouot Formation et consultant à Genève («Art Now!») par HEIDI.NEWS Si vous deviez donner un cours en ligne sur l’art suisse, par quoi commenceriez-vous ? J’ai animé un jour un workshop sur l’art moderne suisse pour des pros. C’était un peu compliqué, parce que je remplaçais à la dernière minute un marchand d’art spécialisé dans ce domaine. Il m’a fallu rapidement déterminer qui j’allais considérer comme artistes suisses. Est-ce que j’allais intégrer Le Corbusier, alors qu’il a pris la nationalité française, ou Vallotton pour toute sa période nabi alors qu’il vivait à Paris pour l’essentiel de sa création ? Cela aurait été mal parti si vous aviez retiré Vallotton et Le Corbusier d’un cours sur l’art suisse. Évidemment, c’est pour ça que je les ai pris. Et soit dit en passant, Le Corbusier a choisi de devenir français pour des raisons qui tiennent davantage aux marchés publics qu’à l’identité. Bref, ce que je veux dire, c’est que l’art suisse n’a pas grand lien avec le passeport. L’art suisse, pour moi, est fait à la fois par les artistes en Suisse, quelle que soit leur nationalité, et par les artistes suisses établis ailleurs. Pour mon cours, qui remontait jusqu’à Hodler, j’ai également considéré des gens de passage comme Paul Klee qui a fait pas mal d’allers-retours. Donc, vous avez les personnages: Le Corbusier, Vallotton, Paul Klee, Hodler… Maintenant qu’en faites-vous ? Je raconte leur parcours. La première chose qui me saute aux yeux, c'est l’extraordinaire cote des artistes suisses. Elle a explosé ces 20 ou 30 dernières années. J’en ai beaucoup discuté avec des spécialistes, notamment l’auteur du catalogue raisonné d’Ernest Biéler. Il me disait que le marché suisse avait récemment commencé à racheter ses stars. Un peu comme le marché chinois rachète son patrimoine à des prix incroyables. En Suisse, comme il semblerait que l’argent ne soit pas vraiment le problème, forcément, les prix des Vallotton, des Anker, sont exponentiels. C’est la même chose pour Cuno Amiet ou pour le père Giacometti, Giovanni… Même l’Ecole de Savièse a la cote. Montrer que l’art suisse est à la mode, c’est bon pour captiver l’auditoire… Mais c’est vrai ! L’art suisse du XIXe et du XXe siècle est passé d’un statut un peu ringard à la modernité. A mes clients qui estiment que l’art suisse est dépassé, je leur propose de le regarder avec un œil neuf et non pas à travers l’image de la boîte de chocolat ou du coussin brodé. Les spécialistes combattent l’idée d’un art suisse, mais les banques suisses collectionnent l’art suisse… La banque Pictet, la plus grande banque privée de Suisse, possède en effet une collection incroyable. Il est intéressant de constater que sa création est assez récente. 2004, cela correspond à la construction de leur nouveau siège à Genève. Mais aussi à une période où il était important pour les banques de réaffirmer leur identité suisse. Cela a peut-être joué un rôle. Revenons à votre cours imaginaire sur l’art suisse. J’ai donné un autre cours intitulé «J’aurais voulu être un artiste suisse», pour un groupe d’ étudiants en communication créative. Cette fois-ci, j’avais choisi des artistes suisses contemporains pour qu’ils s’en sentent plus proches. C’est-à-dire la scène artistique romande, j’ai commencé par John Armleder et toute sa bande et j’ai fini par Maya Rochat. Leur dire qu’il existe un art suisse qui a une certaine reconnaissance au niveau international, que dans les cent meilleurs artistes vivants au monde il y a autant d’artistes suisses que d’artistes français, que dans leur identité suisse, il existe une forme créative et attractive, ça les motive. Vous qui ne craignez pas les «-ismes», quels sont ceux que vous rattacheriez à la Suisse ? Les mouvements qui me viennent immédiatement à l’esprit sont le symbolisme autour de Hodler, l’Ecole de Savièse, le néo-géo et les artistes concrets zurichois autour de Max Bill. Le groupe Ecart à Genève également. Le dadaïsme bien sûr. Et un néo-impressionnisme-fauvisme du côté de Cuno Amiet. Souvent, ce sont des tendances locales de mouvements plus larges. Et puis j’en rajouterais un, que vous ne trouverez pas dans les livres d’histoire: l’appropriationnisme. C’est très suisse. C’est-à-dire ? La manière dont John Armleder s’empare de l’abstraction géométrique et en fait une lecture critique et ironique, par exemple. Quand il colle des tables en formica les unes aux autres pour en faire une sorte de grille à la Mondrian. J’y mettrais également les œuvres de Valentin Carron qui s’approprie des objets vernaculaires et même des œuvres d’art. Vous partagez l’idée que l’humour est une caractéristique de l’art suisse ? Absolument. Un humour subtil, ni provocateur ni belge. On n’est pas chez Wim Delvoye avec sa Cloaca Machine ou ses cochons tatoués. Pas du tout. L’humour suisse est plus retenu, plus subtil, plus pince-sans-rire. On peut y mettre également Christian Marclay ou Jérémy Geindre, qui a un univers délirant, un peu dadaïste. En fait, le dadaïsme influence encore la scène suisse. Dada n’est pas né d’artistes suisses, mais il est né en Suisse, d’un délire possible en Suisse. C’est étonnant. Parfois, l’art suisse me donne le sentiment de partir d’un attendu relativement traditionnel, consensuel et bourgeois et de le dépasser complètement. Il s’en distancie et s’en joue. L’artiste vaudoise Claudia Comte estime que la part suisse de son art réside dans le soin de la réalisation de son travail. Iriez-vous jusqu’à dire, malgré le cliché, que la précision est une autre caractéristique de l’art suisse ? Oui. Revenons à Valentin Carron. Tout a l’air comme ça fantaisiste alors que c’est extrêmement bien calé. Et l’art de Maya Rochat, avec cette problématique autour de la question du support et de son traitement: ça pourrait paraître complètement anarchique mais quand on regarde de près, tout est super précis. Je me souviens d’une pièce d’elle, un rouleau de bâche, une œuvre tout à fait conceptuelle mais la bâche était matériellement parfaitement enroulée. Prenez aussi Miriam Cahn, une artiste qui pourrait passer comme expressionniste, l’équivalent d’une Marlène Dumas, mais il y a chez elle des séries, une méthode de travail, une rigueur qui la rendent tellement suisse. Quand on rencontre des artistes suisses, on se sent moins en décalage. Ce sont presque des humains normaux, les artistes suisses. Humour, précision, qu’est devenu l’art du paysage à l’époque contemporaine ? Franchement, je n’en sais rien. Quand vous arrivez à l’hôtel des ventes à Genève et que vous voyez tous ces tableaux de montagnes, ça ne fait vraiment pas envie. Il y a tellement de paysages qui ont été traités pendant tellement longtemps… Mais il n’y a pas une parenté entre l’Ecole de Genève, les Calame, Diday, et les “land artistes” en Suisse ? Je ne l’ai pas repérée… Parmi le top 1000 d’Artprice qui classe les artistes contemporains les mieux vendus aux enchères ces vingt dernières années, le premier Suisse est 68e. C’est le Zurichois Urs Fischer. Etonnant ? Fischer, c’est une machine. C’est le Jeff Koons de la Suisse. Un néo-Warhol. Il est capable de mettre en place des mécanismes - qui justement jouent sur l’humour - et qui fonctionnent très bien. Comme un briquet qui prend la forme d’un ours. Ce sont des pièces énormes. La fois où il m’a scié, c’est avec l’exposition qui s’appelait Fischer and friends. Il a mobilisé la fondation Desk en Grèce et a réussi à avoir des pièces de Jeff Koons, de Maurizio Cattelan et un peu de Kiki Smith, tous des artistes ultra connus. Et il a utilisé la même méthode que Warhol, c’est-à-dire qu’il s’est haussé lui-même, médiatiquement, à la hauteur des artistes dont il s’était entouré. D’un point de vue plastique, c’est très bien fait, c’est spectaculaire. Pour moi, ça manque un peu de contenu. Je le mets dans la catégorie des artistes entrepreneurs. Et Ugo Rondinone, le deuxième artiste suisse le mieux vendu ? Il est plus intéressant. Parce que son univers est plus large. La «cible» de Rondinone est aussi célèbre que la Marilyn de Warhol. Quand tu es en Suisse, tu dois posséder ta cible de Rondinone. Ces artistes-là ont réussi là où les Français n’arrivent pas. Rondinone ou Fischer ont su adopter un langage universel, qui parle à tous, avec peu d’images. Chez Rondinone, vous avez les clowns, les cibles, les grands personnages, les oiseaux bizarres, les arcs-en-ciel, voilà, c’est tout. Bien sûr, il va parfois faire autre chose, comme un arbre mort, mais malgré tout, c’est un artiste que l’on reconnaît. Le problème avec les artistes français, c’est qu’ils ne veulent pas créer d’œuvre qui ont un impact visuel très puissant. Prenez le flag de Jasper Johns. Comment voulez-vous lutter contre ça quand vous vous appelez Daniel Buren? Un savoir-faire entrepreneurial Mais où est l’idée de création dans cet acte répétitif ? Je ne nie pas leur capacité à créer. Mais parallèlement, ils ont développé un savoir-faire entrepreneurial. C’est comme ça que ça marche aujourd’hui. Et les Suisses savent y faire ? Oui, il me semble. Voyez Sylvie Fleury avec son ironie face à la féminité. Pareil avec les objets en moumoute. On est dans le spectaculaire. Donc, dans votre cours imaginaire sur l’art suisse, vous diriez que l’art suisse existe, que Michel Thévoz a tout faux ? Je crois que l’art suisse existe. Mais je comprends ce que veulent dire les historiens d’art comme Michel Thévoz. Les artistes ne veulent pas être classés, enfermés dans un territoire ou un autre, ou comme ayant une pensée spécifiquement suisse. Parce que je peux en cinq minutes vous faire la théorie inverse de ce que je viens de vous dire et vous trouver cinq bons artistes de chez vous qui n’en ont rien à cirer des questions vernaculaires ou culturelles suisses, qui n’ont pas d’humour et qui sont bordéliques. Mais qu’ils le veuillent ou non, la culture suisse les relie. Et il y a un aspect important dont ils bénéficient tous, c’est qu’il est moins difficile d’être un artiste en Suisse qu’à Paris. Vraiment ? En Suisse, il y a davantage de tout: davantage de commandes publiques, davantage d’argent, de collectionneurs, d’institutions, de prix, de bourses, de lieu de résidence, de fonds cantonaux et municipaux... Rencontrer un galeriste ou un commissaire d’exposition, c’est possible pour un artiste à l’écart du milieu. En France, ça n’est même pas imaginable. Ce confort peut se ressentir sur la création. En bien ou en mal ? Trop de confort ne pousse pas à donner le meilleur de soi-même. Et voilà Calvin ! Mais vous avez raison. Ce n’est pas un hasard si l’école allemande est l’une des plus importantes d’après-guerre. Elle a des choses à raconter, pour reconstruire sa culture notamment. La Suisse n’a pas ça. Ni la France ni l’Angleterre. Mais les artistes que je rencontre ici ne sont pas des enfants gâtés qui se masturbent la tête. Au contraire, ils profitent d’une certaine forme de moindre précarité pour travailler leur créativité. Ils ne sont pas dans le schéma bohème ou maudit. Ce sont des gens sérieux qui ont des choses à dire. A vous entendre, il y aurait davantage un art suisse qu’un art français, allemand ou anglais ? Je crois, oui. Sauf pour l’Allemagne. Il y a une communauté d’esprit entre Joseph Beuys, les artistes expressionnistes comme Albert Oehlen, Georg Baselitz, Anselm Kiefer, Gerhard Richter. Ils sont tous en train de retravailler sur la question de l’historicité, la question qui va du personnel au général. Stratégiquement, ça n’existe pas, la Suisse. C’est peut-être parce que l’identité suisse se cherche que les artistes participent à ce ciment. Voilà: l’une des raisons pour lesquelles l’art suisse existe, c’est peut-être que les Suisses ont envie qu’il existe. Source : HEIDI.NEWS (septembre 2021)
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