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Charles L'Eplattenier

(1874-1946)

Artiste peintre et sculpteur neuchâtelois

 

Oeuvres de Charles L'Eplattenier en vente sur notre site 

Charles L’Eplattenier, né le 9 octobre 1874 à Neuchâtel et mort le 7 juin 1946 aux Brenets, est un artiste peintre, architecte, sculpteur et décorateur suisse, promoteur de l'Art nouveau dans la région neuchâteloise.
 
Fils d'une famille paysanne, Charles L'Eplattenier entre en 1887 en apprentissage chez un peintre en bâtiment à Peseux. Durant son apprentissage, il prend également des cours de dessin auprès de l'aquarelliste Paul Bouvier, installé à Neuchâtel.
 
Compétent et passionné, il est envoyé à Budapest où il fréquente l'école d'art décoratif de 1890 à 1893. Détenteur d'une bourse du canton de Neuchâtel, il se rend ensuite à Paris où il suit les cours de l'école nationale supérieure des beaux-arts dans l'atelier de Luc-Olivier Merson pendant trois ans.
 
À son retour, il est appelé comme professeur de dessin et de composition décorative à l'école des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds, dont il assumera la direction entre 1903 et 1914. Il y crée en 1905 un "cours supérieur", programme par lequel il importe les fondements théoriques de l'Art nouveau international et les adapte au climat local pour créer le Style sapin.
 
En 1904, il peint Le Mont Racine ou encore Au Sommet et, pour lui, il n'est question ni du fauvisme, ni du cubisme, ni même de Cézanne qui meurt l'année suivante.
 
Ses enseignements sont suivis par des artistes tels que André Evard, Charles Humbert, l'affichiste Jules Courvoisier, Jeanne Perrochet, Marie-Louise Goering, Henriette Grandjean et Charles-Edouard Jeanneret, le futur Le Corbusier.
 
Avec certains élèves de ce cours supérieur, rassemblés sous le nom des Ateliers d'art réunis, il décore entre 1909 et 1912 le crématoire de La Chaux-de-Fonds, ainsi que le pavillon Hirsch de l'Observatoire cantonal de Neuchâtel. Pendant cette période, il mène une double carrière d'artiste et d'enseignant.
 
Il démissionne de l'école d'art en 1914 afin de se consacrer totalement à son travail artistique, réalisant de nombreuses commandes.
 
Malgré son échec à l'Ecole d'art où son Cours supérieur a été supprimé suite à l'opposition d'esprits conservateurs, il fait carrière et consacre le dernier tiers de sa vie à représenter le Jura.
 
Charles L'Eplattenier décède en 1946 des suites d'une chute mortelle dans les rochers du Doubs.
 
 
Créations et enseignement
 
Si Charles L'Eplattenier ne s'est pas formellement investi dans les mouvements d'avant-garde, son art en porte cependant les traces. De même, son art fait référence à de grands maîtres comme Ferdinand Hodler, Puvis de Chavannes et Arnold Böcklin dont la monumentalité, la force symbolique et le pathos imprègnent les peintures du crématoire de La Chaux-de-Fonds. À ces sources éclectiques, assimilées par l'artiste de manière très personnelle, s'ajoute une fascination pour l'art japonais.

Le paysage tient une place de choix dans les réalisations de Charles L'Eplattenier. Il révèle à la fois son amour pour la nature et ses préoccupations stylistiques.

Jusqu'en 1900, le réalisme domine les réalisations de l'artiste. Puis les couleurs se font plus audacieuses, la facture est pointilliste, fauve. À partir des années 1910, Charles L'Eplattenier se dirige vers un réalisme expressif.
 
Les commandes publiques tiennent une place importante dans les réalisations de Charles L'Eplattenier. Il réalise notamment les deux ensembles peints du château de Colombier : La Mobilisation de 1914 (1915-19) et Les origines de la Confédération (1935-46)3, puis en 1923 les mosaïques du crématoire de La Chaux-de-Fonds ainsi que les travaux d'architecture du musée des beaux-arts à partir de 1926 où il exécute les rampes sculptées du grand escalier.
 
À cette production variée, il faut ajouter des dessins de meubles, des travaux d’orfèvrerie, des affiches, des illustrations, des timbres-poste, des mosaïques et la confection de cartons de tapisseries, ainsi que plusieurs statues commémoratives monumentales.

Si l’œuvre de L’Eplattenier, aux accents parfois patriotiques et régionalistes, n’inaugure pas de nouvelles voies, en revanche ses méthodes d’enseignement sont résolument modernes et novatrices. En effet, il a donné un souffle nouveau à l’École d’art de La Chaux-de-Fonds en initiant une réforme basée sur les idées de l’Art nouveau. De ce mouvement complexe, il retient plus particulièrement les idées suivantes : le renouvellement des rapports entre l’art et l’artisanat, la technique et l’industrie, la renaissance des arts décoratifs et la valorisation de l’ornement.
 
Il soutient aussi la dimension sociale du travail de l’artiste et accorde une importance primordiale à la nature : son observation permettrait d’en extraire les lois fondamentales, qui régiraient également l’œuvre d’art, et favoriserait conjointement la stylisation de ses formes et l’invention des ornements.  

CHARLES L'EPLATTENIER

I. L'HOMME

La critique d'art, prétend-on, n'est qu'une affaire de qualificatifs. Tout le délicat, c'est de les choisir, avec bon sens, mais non sans subtilité. Et plus que l'adjectif trop mince, il faut craindre le lourd, l'épais. A la recherche du mot propre à définir la carrière artistique de M. Charles L'Eplattenier, je me rends toutefois, sans plus hésiter, à celui d'héroïque. Refoulons le doute : cet homme de fière démarche, aux formes athlétiques, tête ségantinienne érigée sur une nuque arquée, mains fines et robustes, que semble toujours mener la sombre flamme du regard, il figure parmi nous un héros.

Héros par ses qualités d'endurance : qui des nôtres, plus que lui, est capable de supporter dix-huit heures de travail continu, des veilles ardentes, les froids montagnards dans des ateliers non chauffés, des nuits d'ouragan sous la tente, à ces hauteurs où les arbres ne peuvent plus croître, les écrasantes chaleurs de juillet, sans parasol, aux prises avec une toile de deux mètres, et la faim, la soif, et, plus que tout, la solitude absolue, durant des jours et des semaines ?

Héros aussi de l'action : nul n'a plus, avec un sens très net des réalités, l'esprit d'entreprise, le goût de la lutte, le courage de mener à sa fin la plus audacieuse partie. Et ne serait-ce rien, dans un tout petit pays - 120.000 habitants - que d'arriver à vivre de son art, sans le monnayer, et tout en élevant une famille N'admirera-t-on point l'homme dont les pires coups du sort n'ont jamais avili la passion, que les chocs en retour, d'autant plus rudes qu'on taille à plus grands coups dans son destin, n'entament ni dans son intégrité, ni dans sa fraîcheur ?

Charles L'Eplattenier est une énergie indomptable mise au service du beau. En racontant sa vie, en analysant son oeuvre, sans parti-pris panégyrique, nous voudrions montrer la valeur humaine qu'il représente. A supposer que nous y réussissions, le texte de ce petit volume (*) ne serait point trop indigne de l'illustration, par laquelle l'artiste fait entendre directement sa grande voix.

(*) "Artistes neuchâtelois". Editions de la Baconnière novembre 1933

 

ANNÉES D'APPRENTISSAGE

C'est à Neuchâtel, au numéro 20 de la rue du Temple-Neuf, que Charles L'Eplattenier est né, le 9 octobre 1874. Mais, par ses ascendants paternels, tous du Val-de-Ruz, et maternels, des Junod et des Savoye, originaires du Haut-Jura, il n'est ni ne se sent de la plaine, de ces doux pays alanguis au bord d'un grand lac. Il demeurera peu, d'ailleurs, dans la jolie capitale. Son père, de santé trop délicate pour vivre à la ville, résigna son emploi aux Postes et reprit, aux Geneveys-sur-Coffrane, la terre qu'avaient cultivée avant lui ses aïeux.

Dès lors, l'enfance de l'artiste se passe au Val-de-Ruz. Il fréquente l'école de village, s'ingénie à toute sorte d'inventions mécaniques et, l'automne, garde les vaches. Il se sent heureux au milieu de cette vallée aux flancs évasés, proprement cultivée, parsemée de vingt villages, rose et verte dans l'écrin sombre des chaînes forestières qui la bornent, - telle un oeil bien fendu en amande qui ne cesse de fixer le ciel. Mais avant même la fin de ses classes primaires, il ne devait plus connaître l'insouciance. Quel amer souvenir que celui d'un jour de sa douzième année, où on le dépêcha, avec une ordonnance médicale, à la pharmacie de Corcelles, à plus d'une heure de la maison ! L'original et bourru potard, qu'un bel ouvrage, illustré par lui-même, sur les champignons, avait rendu célèbre, tout en préparant le remède, bougonna : "C'est pour ton père ? Je vois ce qui en est : il est perdu." Et le garçon de faire la triste route du retour, par un abominable temps de février, sans pouvoir retenir ses larmes.

Peu après, en effet, Firmin l'Eplattenier mourait. On n'était pas riche, il fallait songer à gagner sa vie au plus tôt. Comme l'enfant était industrieux et passionné de crayonnage, sa mère le confia à un brave homme, ami de la famille, le père Bron, comme chacun le nommait, et qui était plâtrier-peintre dans le village de Peseux.

Certes, l'entourage fut bon pour l'orphelin. Tout de même, à cette époque, un apprentissage était rude, et nombreuses les heures de travail quotidien. Mais, à Neuchâtel, - une lieue à pied est vite franchie quand on a quinze ans, et que la passion vous entraîne - il y avait le soir des cours de dessin, et, le dimanche matin, un architecte, qui était aussi un aquarelliste distingué, ouvrait son atelier du "Jardin du Prince" à des jeunes gens que leur destin avait envoyés trop tôt au métier. Ainsi, par Paul Bouvier, le jeune l'Eplattenier entendit parler des ateliers de Paris, de l'Ecole des Beaux-Arts ; il vit les aquarelles que le maître avait rapportées de ses voyages en Italie ou en Tunisie ; il sut ce que c'était que des soieries et des tapis d'Orient ; il put dessiner sous une savante direction et reçut en prêt de beaux livres d'art, qu'il dévorait dans son temps libre, c'est-à-dire la nuit. Le brave père Bron avait bien remarqué que l'oeil-de-boeuf de la chambrette où logeait son apprenti restait éclairé très tard. Voulant éteindre, un soir, la lampe qu'il croyait oubliée, il trouva le jeune homme plongé dans les livres, au milieu d'essais de peinture et de nombreux dessins.

De lui-même, il engagea madame L'Eplattenier à faire de son fils mieux qu'un peintre en bâtiments. Le secours vint alors d'une soeur de feu le père, établie à Buda-Pest comme professeur privé. Celle-ci manda son neveu en Hongrie, parfit son instruction et l'inscrivit à l'Ecole des arts appliqués. Il y travailla deux ans, et, pendant les vacances, servit d'émule de français aux élèves de sa tante, fils de riches magnats. La vie était large aux grands domaines héréditaires ; dans les écuries, il y avait des trente chevaux de selle. Le jeune homme apprit à monter les belles bêtes fougueuses, mais il préférait encore les dessiner !

Ses progrès à l'Ecole furent si marquants qu'un de ses maîtres le poussa à se présenter aux Beaux-Arts. Son admission était assurée s'il se faisait Hongrois. Il avait dix-huit ans. Il choisit de rester Suisse.

Boursier de l'Etat de Neuchâtel et de la Confédération, il peut alors partir pour Paris. Sans perdre un instant, il suit les cours de l'Ecole des arts décoratifs, fréquente l'atelier Merson, et prépare l'entrée aux Beaux-Arts. Il est admis provisoirement pour avoir été classé septième sur quatre cent quatre-vingts can-didats, et définitivement quelques mois plus tard, avec le rang de cinquième. Tout en s'intéressant avec passion aux animaux du Jardin des Plantes, aux Gobelins des grandes collections et, naturellement, aux chefs-d'oeuvre des Musées, il mène de front, méthodiquement, l'étude de la peinture, de la sculpture et de l'architecture.

Cela cinq ans de suite, et sans soucis matériels, grâce à l'aide des siens et aux subsides de la généreuse tante de Hongrie. S'il a pu, par la suite, entreprendre de vastes travaux sans être trahi par les traquenards des techniques ou débordé par la grandeur des tâches, il l'attribue à ces longues études. Il est vrai qu'il a manqué à sa formation le cycle secondaire, et il le regrette. Mais au moins n'a-t-il pas été surmené de l'esprit, au temps de l'adolescence et, à grimper sur des échafaudages au lieu de pâlir dans les cahiers et dans les livres, il a gardé fraîche sa mémoire, et vif son entrain au labeur.

Au printemps de l'année 1896, il revint au Val-de-Ruz, dont il avait la nostalgie et, avec des moyens de fortune, entreprit un grand tableau, une composition d'histoire où il songeait à mettre tout l'amour du sol qu'il avait refoulé pendant les années d'exil. Ainsi naquit la "Reine Berthe", son "premier cri". Avec beau-coup de connaissances déjà, c'est, très exactement, une oeuvre de jeunesse.

A l'automne, il repartait pour Londres, où avait lieu une exposition d'art décoratif, avec le décorateur Clément Heaton qui pensait l'associer à ses travaux. De là, il passa en Belgique, en Hollande, puis à Munich, pressé d'étudier encore pendant qu'il était pourvu de plus de loisirs que d'argent, et sachant bien que le temps était proche où il devrait gagner son pain.

Où, et comment ? Quelqu'un de loin veillait sur lui, ne cessant de penser à son avenir. C'était sa mère veuve, demeurée dans la maison des Geneveys-sur-Coffrane - où elle vit tou-jours, âgée de 86 ans -. Jeune, elle avait été l'élève de Georges Grisel, artiste modeste, mais de valeur, sous la direction duquel elle avait souvent visité le Musée des Beaux-Arts, à Neuchâtel. Quand elle fut mère, elle y mena à son tour ses enfants, leur expliquant la beauté des oeuvres exposées. Elle avait dirigé en personne les premiers essais de son petit garçon et, plus tard, réjouie de la voie qu'il prenait, s'était imposé des privations pour qu'il pût poursuivre ses études. Charles lui faisait plaisir. Il avait été l'étudiant pauvre que rien ne distrayait de son travail. Mais maintenant vivrait-il de son art ? 

Il y avait au Conseil d'Etat un chef du département de l'Instruction publique, de coeur généreux et d'esprit compréhensif, poète et amateur d'art, qui n'avait pas perdu de vue le jeune boursier. L'inquiétude maternelle et le coup d'oeil de l'homme d'état se conjuguèrent. Comme un poste était vacant à l'Ecole d'art de La Chaux-de-Fonds, John Clerc, le magistrat, fit personnellement le voyage pour recommander Charles L'Eplattenier. Il fut écouté, et le jeune artiste devint professeur. Ainsi, à 23 ans, il revenait au pays de ses ancêtres, sous l'âpre climat montagnard, en cette petite cité laborieuse qui, à la fin du siècle dernier, était encore un grand village au tracé géométrique, aux grosses maisons cubiques, posé comme artificiellement dans le creux d'un vaste pâturage, au demeurant sans beauté ni architecture.

 

PROFESSEUR

Triste ambiance pour qui rentre de séjours aux villes d'art, s'il n'y retrouvait sa race ! L'habitant est d'esprit vif, de coeur simple et généreux. Il aime l'action. Voué surtout à la fine mécanique, il est passionné de perfection technique, ingénieux, curieux. Un peu féru de lui-même, il va d'emblée, sans transitions, à ce qui dépasse la mesure commune.

L'Eplattenier ne sera pas un étranger dans la ville. Il n'est pas long à s'acclimater, ne tarde guère à bâtir sa maison, avec un vaste atelier, sur la pente qui domine la cité au nord. Il se marie de bonne heure, devient père à trois reprises en huit ans. Et avec une fougue singulière, une passion communicative, il se consacre à son enseignement.

La vérité oblige à dire qu'il empêcha bien des gens de dormir. Il avait d'honnêtes collègues, très consciencieux, mais accablés d'heures de cours, dès lors ménagers de leur énergie et quelque peu routiniers. Le nouveau maître, plein de feu, qui enthousiasmait les élèves et éveillait leurs talents, était pour eux comme un reproche. A côté de ses multiples leçons, il entreprenait de grands travaux, et parvenait à les mener à bien.

Mais il se tuait de travail. Comprenant que le premier devoir du pédagogue est de rester vivant et souple, et qu'on ne le peut sans loisirs pour se cultiver et produire, il réclama, après quelques années, un enseignement moins chargé et fit créer un "cours supérieur" où, avec les élèves les plus doués, il parvint à des résultats spirituels et pratiques tels qu'ils lui attirèrent pas mal de jalousies et d'inimitiés.

D'autre part, il pouvait se considéré comme heureux. A force d'insistance et de persuasion, il avait obtenu d'importantes commandes de décoration, dont il devint le maître d'oeuvres et les élèves ses collaborateurs. Le hall du nouvel Hôtel des Postes et le Crématoire de La Chaux-de-Fonds, l'Observatoire de Neuchâtel, la chapelle de Fontainemelon, furent de ces créations collectives qui, outre leurs mérites propres, contribuèrent à faire rentrer l'art dans la vie, à rappeler aux pouvoirs publics qu'un pays s'honore à donner aux artistes l'occasion d'embellir les édifices de la cité.

Parmi les jeunes praticiens de ce "cours supérieur", il en est qui, depuis, se sont fait un nom et proclament la valeur de leur maître. Madeleine Woog, peintre émouvante et trop tôt disparue, Mme Jeanne Perrochet, sculpteur, Mlles Marguerite Junod (devenue Mme Reutter-Junod) et Marie-Louise Goering constituaient l'élite féminine. Charles Humbert, André Evard, Octave Matthey, Vonlanthen et Donzé, Louis Perret s'annonçaient comme des peintres de carrière. Charles-Edouard Jeanneret, qui se vouait à l'architecture, était celui qu'on connaîtra sous le nom de Le Corbusier. ll y avait l'étoffe de beaux sculpteurs en Léon Perrin, Paulo Roethlisberger et Georges Aubert, et ce dernier deviendra un pédagogue plein d'originalité. Ernest Roethlisberger sera réputé comme bijoutier et graveur, Eric de Coulon s'illustrera dans l'affiche et les travaux graphiques, Marius Perrenoud, Houriet, Harder étaient déjà de parfaits artisans.

Chacun, on le sait, a pris sa voie propre, la plupart hors de La Chaux-de-Fonds. L'Eplattenier avait rêvé autre chose que cette dispersion de forces. Dans cette ardente pléïade, il voyait le futur corps enseignant d'une importante école d'art appliqué, aux nombreuses sections, qui aurait été pour la cité montagnarde l'équivalent de ce qu'est devenue, pour Neuchâtel, l'Ecole supérieure de commerce. Chaque maître n'aurait eu que peu d'heures à donner et aurait consacré tous ses loisirs à une création personnelle qui l'eût fait connaître avantageusement et assez loin pour attirer des élèves de partout. C'eût été, pour la ville en plein essor, une source nouvelle de prospérité, l'extension de son renom, des possibilités infinies pour le perfectionnement de sa production industrielle.

L'animateur de ce grand projet s'attendait, bien sûr, à des résistances, venant de la droite surtout, domaine de l'esprit timoré, de la méfiance des innovations, des économies à courte vue et de la sévérité. Or, ce fut de gauche qu'elles se manifestèrent avec le plus de violence. On préconisait là un égalitarisme à outrance, l'absence de toute direction personnelle et, dès lors, l'annulation des individualités au profit du groupe et la suppression des responsabilités.

Rien n'était plus opposé aux idées et au tempérament de L'Eplattenier. Non seulement il renonça à créer l'école nouvelle, mais il donna sa démission de professeur. Sa carrière pédagogique était close.

LIBRE CRÉATION

Le voilà donc, à moins de quarante ans, libéré de toute obligation horaire, maître de sa vie, sa fulgurante énergie en plein disponible. A quoi va-t-il se consacrer ?

La grande guerre survient, paralysant toute activité autre que militaire ou agricole. Il n'était plus question que de manger et, au besoin, de défendre le pays. Artilleur de forteresse, l'artiste est mobilisé de nombreuses semaines. Notre guerre ne comportant pas d'ennemis, elle laisse des loisirs que le "landwehrien" occupe à croquer tout ce qui tombe sous son regard, camarades, officiers, chevaux, armes et accessoires. Il sait, de longue date déjà, que rien n'est perdu d'une étude consciencieuse, fût-elle sans utilité immédiate.

Rendu à ses foyers, jour et nuit il "entend" la guerre. De sa maison à Pouillerel, la sommité dénudée d'où la vue plonge sur le plateau franc-comtois et, par temps clair, s'étend jusqu'aux Vosges, il n'y a qu'un quart d'heure. On y montait souvent, le coeur lourd. Le canon tonnait lugubrement au loin. Jamais la longue et profonde faille du Doubs, toute proche, frontière commune avec la France, n'avait paru d'une si tragique signification.

Et pourtant toujours belle ! Au coeur du Jura désolé et sec, la rivière aux bassins profonds est comme un secret enchanté. Elle parla à l'artiste que d'inquiètes promenades ramenaient sur ses bords. Il fit d'elle une série de pastels qui, exposés dans quelques villes determinèrent une émotion générale, par leur rareté de tons, la richesse des arabesques, la profondeur du sentiment. Les amateurs se les disputaient.

C'est que, peu à peu, les choses rentrant dans l'ordre, la vie spirituelle renaissait. L'artiste eut alors a ériger un monument pour un homme politique dont les événements ravivaient le souvenir : Numa Droz. L'inauguration en était faite en 1917 que déjà une nouvelle grande oeuvre était en gestation.

On restaurait depuis peu le château de Colombier, fort abîmé d'avoir été utilisé comme caserne. En lui restituant sa beauté de demeure seigneuriale du XVIe siècle, on le destinait à un mess d'officiers. Le colonel divisionnaire de Loys eut l'idée de faire décorer la salle des Chevaliers, trop nue et austère. Il se mit en quête; les officiers firent une part, le public l'autre, et sans trop de difficultés, parce que la fabrication d'obus, de schrapnels et de fusées pour les belligérants avait ramené l'abondance dans le pays; et le travail fut confié à Charles L'Eplattenier.

Pendant des mois et des mois, l'artiste s'affaira à l'armée, dessinant et peignant sans repos. Puis il entra en cellule, dans le château même. Deux ans après, il avait terminé : sur cent cinquante mètres carrés, il avait fixé à jamais le souvenir du jour d'août 1914 où le peuple suisse avait pris les armes pour défendre la patrie menacée.

Dès lors, sa carrière se poursuit, triomphale. Dans le temps qui n'est pas pris par des travaux commandés, il parcourt infatigablement son canton, brûlant routes et sentes de sa motocyclette, des toiles sur l'épaule, à l'affût de visions à transcrire. Tel endroit solitaire : fond de gorge, sommet dénudé, vallée triste ou riante, lui plaisant, il s'y fait ermite, campe et vit de privations s'il faut, mais peint tant que la lumière règne, ayant pour l'ordinaire en train, à la fois, une page du matin, une du soir, une troisième ou une quatrième pour les heures intermédiaires. Le contact ininterrompu avec le motif devient une communion. Cette terre, dont il est issu, sur laquelle il veille, contre laquelle il dort, sans que rien ni personne ne s'interpose, comment, si aimée, ne lui livrerait-elle pas ses secrets ? La grande nouvelle du jour, n'est-ce pas le soleil qu'on voit se lever ? L'événement émouvant n'est-il pas dans les jeux ou les drames sans cesse renaissants, toujours nouveaux, de la lumière et de l'ombre ?

Je songe au mythe d'Anthée quand je vois L'Eplattenier au retour d'une de ses longues campagnes. Qu'il est beau de vigueur et de santé, hâlé en profondeur, la voix chaude, tant de joie dans le regard - toutes ses forces recouvrées.

Pour laborieuses qu'elles soient, et rudes par l'intempérie, il ne nie pas que ces périodes à l'écart des hommes ne constituent pour lui des vacances. Vacances de même sorte que ce séjour dans les petits cantons, où il croqua de nombreux types de montagnards, dignes descendants des Suisses primitifs; cela lui permettra d'entreprendre un "Grütli" et un "Morgarten", vastes compositions qui, dans la seconde des grandes salles du château de Colombier, seraient les répondants de "1914" : les débuts de notre histoire, et son aboutissement. Mais la commande n'en a pas - ou pas encore - été faite.

Vacances même, les voyages d'Italie, studieuses diversions d'où l'artiste sort enrichi, et prêt à de nouvelles conceptions. Il y avait, à l'extérieur du Crématoire de La Chaux-de-Fonds, deux belles surfaces d'attente. Ici la commande était venue, de deux décorations en mosaïque. Les cartons en seront établis en 1923, et l'exécution menée à terme en juillet 1927.

A bien des reprises, et pour de longues périodes, des mois parfois, il a fallu reprendre le chemin des ateliers, locaux qui perdaient en confort à mesure qu'il devenait nécessaire de les choisir plus vastes. Car les commandes importantes, si elles ne se déterminent guère toutes seules, l'ingéniosité, le savoir-faire, le don de persuasion de l'artiste, - et surtout son infatigable labeur - sauront les provoquer. Qui donc, si ce n'est lui, aurait eu l'idée de perpétuer le souvenir de la garde aux frontières de 1914 à 1918, qui, de la figurer par une gigantesque sentinelle, faite d'un seul bloc de granit, érigée au point névralgique de la défense, dos aux Rangiers, cette haie vive, et face à la pointe extrême de l’Ajoie, d’où partait l'horrible corps à corps qui ne cessait qu'à la Mer du Nord ?

Cette oeuvre, depuis 1924 qu’elle a été inaugurée, a fait des Rangiers le lieu d’un pélerinage incessant. Mais on ne sait pas assez l’héroïsme qu’elle a coûté à son auteur. Et je n’entends parler ni de la conception, ni des exécutions en grandeur croissante. l'extraction, dans la forêt de Corcelles, du bloc erratique, ainsi que son transport, c’est déjà une épopée ouvrière qui eût abouti à un désastre sans l’obstination et la constante présence de l'artiste. La maquette en grandeur, tout près d’être achevée, fut anéantie par un accident. Quelques mois plus tard, avec le concours dévoué d’une de ses anciennes élèves, elle-même sculpteur, Mme Perrochet, L'Eplattenier l'avait entièrement refaite, et en l'améliorant encore.

  

L’édification d’un musée des Beaux-Arts à La Chaux-de-Fonds fut résolue au début de 1923. En août, treize projets étaient présentés au concours et les deux qui sortirent en tête étaient ceux de Charles L’Eplattenier et René Chapallaz travaillant en collaboration. La construction qui leur fut remise ne chôma pas, puisque fin décembre 1925 les collections pouvaient être emménagées.

Dans cette grosse entreprise, L'Eplattenier n’a pas été qu’architecte. Il est aussi le sculpteur des paons et des béliers qui font balustrade à l'escalier intérieur. Il a composé la vasque et les mosaïques de fond du hall et, par la suite, a concouru pour les sujets en mosaïques qui devaient en revêtir les murs. Le projet de Charles Humbert a été préféré aux deux siens, tandis que pour le haut relief monumental qui orne le porche, c’est lui qui l’a emporté sur cinq concurrents de qualité, ses élèves aussi.

Entre temps, il a élevé un monument aux soldats morts, sculpté quelques pierres tombales, puis dressé, en avant du Crématoire, deux grandes figures allégoriques; et il érige, à quelques pas de là, une fontaine. Après tant de créations, "laïques”, l’occasion lui est donnée de faire œuvre religieuse. Au temple de Peseux, on lui demande un vitrail, et bientôt un second. Dans celui de Coffrane, il écrira, sur la totalité des murs, une vie du Christ. Deux grands panneaux étaient achevés au milieu de 1933. Et il n’a, pour autant, pas renoncé au paysage, et, dans le silence de l'atelier, il trouve le temps de peindre des portraits, de grands nus. Il compose des cartons de tapisserie, dont l’un, à nombreux personnages, s'exécute à la haute lisse.

  

Serait-ce tout ? Il est trop vivant et vibrant pour ne pas participer à toutes les préoccupations de son époque, trop présent d'esprit pour ne pas saisir les offres du sort. Le marcheur Linder, glorieux vainqueur du parcours Paris-Strasbourg, ne passe pas dans sa ville sans qu'il se passionne pour son anatomie, le fasse poser, et il exécute de lui une grande statue marchante qui figurera aux Jeux Olympiques d'Amsterdam. Le professeur Piccard, premier hôte de la stratosphère, vient faire une conférence à La Chaux-de-Fonds: il croque sa tête sous divers angles, et modèle un buste frappant de ressemblance.

Pendant la guerre, le besoin de casques se fait sentir pour protéger les soldats. Il fait des recherches, crée des modèles, arrive à un résultat esthétique tel qu’on lui assure des commandes. Une cabale l’évince sournoisement. Il fait un procès à la Confédération, et le gagne. Quand les Postes fédérales étaient à la recherche de timbres d’affranchissement, il ne dédaigna pas de créer une série de vignettes, dont quelques-unes furent retenues et exécutées. En matière de pédagogie, resté sur sa faim - car il aimait l’enseignement - il se passionna longtemps pour une méthode de dessin destinée aux enfants des écoles publiques. Si à proprement parler, il n’aboutit pas à un résultat concret, certaines des idées qu'il eut l’occasion de défendre eurent l’assentiment des professeurs et entrèrent dans la pratique. Au début de sa carrière, il a illustré deux ouvrages, quelque peu oubliés aujourd’hui, l’Araignée, de Walther Biolley et le Nid, de Neera, pour lesquels il avait composé des scènes à personnages vivantes et châtiées. Et tout récemment il a enrichi le Doubs, de Louis Loze, de croquis en noir d’un excellent style.

Dès la fondation de l'Oeuvre, l'équivalent en Suisse romande du Werkbund suisse allemand, L’Eplattenier se rallia d’enthousiasme à ce mouvement de rénovation des produits industriels par les recherches des artistes. Il a fait partie longtemps du Comité directeur et participa à toutes les expositions que l’association organisa dans les villes romandes, présentant tantôt de la céramique, tantôt des meubles - qu'il avait créés pour Perrenoud & Cie et environnés de décorations murales - ou ses cartons de mosaïques, ses maquettes de statues. À ce propos, signalons que, depuis le début du siècle, il n’a pas manqué un Salon fédéral, a figuré à plusieurs "Turnus” et régulièrement aux expositions de la société des Peintres, sculpteurs et architectes suisses ou des Amis des Arts de son canton, ainsi qu’à de nombreux salons étrangers. Ainsi son Monument de la République obtint un beau succès à Paris, aux ,"Artistes français”.

Les questions d'urbanisme, non plus, ne pouvaient le laisser indifférent. Il a transformé le cimetière de La Chaux-de-Fonds, laid, banal et vide : tout l’environ du Crématoire a été dessiné par lui ; il y a disposé des pièces de résistance, ordonné logiquement les pierres, planté des arbres et des arbustes qui introduisent de la diversité tout en ménageant des recoins d'intimité propices au recueillement. Pour la ville elle-même, il tient - pour le moment - en portefeuille un projet de transformation qui ferait d'elle, enfin, une cité véritable, avec un centre monumental, générateur d’ordre et d'unité.

 

HEURS ET MALHEURS

Heureux, dira-t-on, l’artiste d’une activité si dévorante, à qui il a été donné de tant produire. Qu'on n’oublie pas, toutefois que l’homme qui occupe une telle place n’est pas sans gêner à d’autres, qu'il est lourd à la médiocrité celui qui n’a rien de la commune mesure, dur aux rêveurs, qui allie un vigoureux sens réalisateur et un tempérament d'homme d’affaires au don de la création spirituelle. Que ne lui ont pas reproché les hésitants qu'a bousculés sa ferme démarche, les délicats, déçus de son audience populaire, les stériles, confits dans l'absolu, l’innombrable bande des jaloux et des incompris ?

Ils parlent tous de sa chance : on a tôt fait de baptiser chance ce qui est le juste prix de l'effort, et l’on veut ignorer les revers qu'il a plus qu’un autre subis, mais qui ne l’ont jamais laissé à terre. Il a eu à souffrir de l’incompréhension, de la malignite et de la haine des hommes en proportion de son labeur et de ses élans. Projets auxquels il avait mis son cœur et son talent, refusés d’un haussement d'épaule, œuvres d'envergure, renvoyées par des jurys mal disposés, avertissements, objurgations, que les gens en place refusent d'écouter (de quoi se mêle-t-il, celui-là !), combien de fois a-t-il été la voix clamant dans un désert.

La colère du ciel même ne l’a pas épargné. Le matin de Noël 1923, l’ancienne scierie qui lui servait d'atelier s’effondra sous le poids des neiges accumulées, anéantissant, avec la maquette en grandeur du Soldat des Rangiers, quantité de travaux en cours ou achevés, et d'importants ensembles décoratifs. Ses amis - il en a un bon nombre, et de fidèles - pleuraient de consternation. Et lui ? "Quelques heures plus tôt, ou quelques heures plus tard, j'étais écrasé avec mes travaux. Rien n’est perdu, puisque je suis vivant". Ce mot, d’une fermeté romaine,donne la mesure de son caractère,

Si sa vie a été un rude combat, il a d’autre part eu son lot de joies, petites et grandes. Il n’a point passé à côté du bonheur humain, trouvant le refuge dans un home à son goût, soutenu et secondé par une compagne entendue, heureux par les beaux enfants qu’elle lui a donnés, puis par les bébés de son fils, à qui l’on a fait une place dans la maison, après le mariage des deux filles. Il a pu satisfaire la vive passion que lui inspire l’art oriental. Petit à petit, il a amassé des étoffes et des tapis de Perse, des peintures hindoues, des dessins et des aquarelles d’artistes japonais, des sculptures chinoises. Il ne cesse d’étudier les pièces de sa collection et, en cherchant à percer le mystère de fabuleux coloris, de lignes si subtiles que seule une assidue contemplation peut élucider, il se hausse à la joie et nourrit secrètement son art.

Et puis, il lui a été donné, à bien des reprises, de ressentir le bienfait de l’effort récompensé. En 1910, une ville entière tressaillit et l’acclama quand fut dévoilé son Monument de la République. Tout le peuple soldat se reconnut, neuf ans plus tard, dans la décoration de Colombier, et rendit un chaleureux hommage à son peintre. Mais, le 31 août 1924, j'imagine qu'il connut l’enivrement de la gloire.

Des milliers de personnes accourues aux Rangiers des diverses régions de la Suisse, parmi lesquelles quantité de hauts dignitaires civils et militaires, assistaient en ce jour à la remise solennelle du monument à la Confédération. L'instant de la bénédiction par les deux aumôniers, catholique et protestant, fut d’une bouleversante émotion. Le pays entier ne fut qu'un cri, fait de ferveur et de reconnaissance. Le symbole du grand soldat de granit avait uni toutes les âmes.

J'ai sous les yeux une des photographies prises au cours de la journée. Au premier plan figurent les chefs du gouvernement et de l’armée; au fond c’est une mer humaine; mais au second rang, entre les silhouettes trapues du conseiller fédéral Scheurer et du général Wille, émerge la haute stature de l'artiste. Sous le feutre élégant, son visage est beau comme celui d’un prince persan, et de quelle expression ! Alentour, il en est de rogues, de bonasses ou de satisfaits. Le sien est esprit et lumière. Un psychologue, non averti, désignerait ici le levier d’allégresse de cette foule.

De telles heures illuminent l’existence d’un homme : elles l’allègent de ses fatigues et rafraîchissent son énergie. Aussi, au seuil de la soixantaine, bien qu'il ait perdu des cheveux, que ses côtelettes blanchissent si la barbe conserve ses tons de jais, que son masque, ainsi qu'il advient à ceux qui ont réalisé un idéal, se sculpte et gagne en caractère, il reste droit et souple, rapide en ses conceptions, ardent à l’action.

Plus jeune que le cadet de ses élèves, il n’a pas dit son dernier mot.

 

II. L’ARTISTE

LE DESSINATEUR

Charles L’Eplattenier réfléchit le crayon à la main. Il ne saurait rien entreprendre, timbre-poste ou monument, ample décoration à personnages ou portrait, sans croquis préalable.

L'idée naît avec le dessin. Son imagination n’est jamais littéraire mais toujours plastique. Une femme nue, vue de dos et tête penchée en avant : ce crayon de vingt centimètres exprime déjà toute la douleur humaine du monument aux soldats morts. Un "noir et blanc”, grand comme une paume d’enfant, renferme en substance un vaste paysage, pleinement organisé. Une main, une jambe, un regard saisis au vol sont à l’origine d’une décoration murale. Ce seul montagnard schwytzois à la barbe en collier prononce déjà le serment du Grütli. Tel geste d'horreur ou d’imploration préfigure une Descente de croix ou la Résurrection. Tout est direct, fort, élégant. Le trait qui a d’abord erré se fixe soudain avec énergie. Quelques hâchures édifient une figure entière, avec une belle plénitude animale et non sans noblesse humaine. Son type, masculin ou féminin, c’est toujours l’athlète élancé. Les visages de femmes, passionnés ou sereins, qu'il construit comme des temples grecs, rayonnent de spiritualité.

À l'animal aussi il aime à conférer une haute expression. Il a fait du cheval une belle suite d’études, mouvementée et diverse : fins étalons d'officiers, frémissants de nervosité, si différenciés qu'à des années de distance on retrouve leur nom et leur âge, percherons vigoureux des Franches-Montagnes, qu’il apprécie tant qu'il se propose d'élever un monument à leur race, lourdes bêtes cabrées avec une violence évocatrice de combats. Mais il ne méprise pas les vaches pacifiques, les porcs et les béliers; il conserve d’alertes et vivantes pages, où, dès sa jeunesse, il avait saisi les poses et les gestes de chiens, de fauves, de paons ou d’aigles. À les feuilleter, on se convainc qu’il aurait pu faire une carrière d’animalier.

 

Dans son souci constant de surprendre la vie, L’Eplattenier se montre indéfectiblement attaché au réel. Il choisit, n’invente pas. Le vrai n’est pas un point de départ pour lui, mais le but à atteindre. Si volontaire, il n'entend pas imposer d’arbitraires déformations aux gestes naturels. Et pourtant son respect n’est pas servilité. Chaque dessin est une projection dans le réel de son être qui est sain, équilibré et normal. Il admet parfaitement la morbidesse des êtres d'exception, l’admire au besoin; mais nul snobisme ne le fera aller au-delà de sa nature propre. C’est pourquoi ses milliers de dessins, dans leur modestie, sont comme un trésor de vérités dérobées, et renferment d’émouvantes beautés: formes élues, expression élues, d’un cœur fidèle, mais avec une violence passionnée.

Il ne sera jamais un maître de la plastique celui qui, entre le noir et le blanc, ne force pas tous les gris à l’exprimer souverainement. Ainsi je tiens une bonne lithographie pour plus révélatrice d’un talent qu’un tableau. Il en est de L’Eplattenier d’une si grave distribution des ombres et de la clarté et si douces aux transitions qu’elles prennent le cœur. Maître de cette technique, il s’en servit notamment pour exécuter une longue série de portraits - dont plusieurs d'officiers supérieurs - empreints de sérénité, mais vigoureusement inscrits et modelés, en même temps que d’une exacte ressemblance.

  

LE SCULPTEUR

Il conquit de haute lutte le privilège d'exécuter, jeune, un vaste monument.

En 1898, le peuple neuchâtelelois, pour commémorer le cinquantenaire de l’avènement de la république, avait édifié un monument dans le chef-lieu du canton. Piquée d’émulation, La Chaux-de-Fonds voulut avoir le sien, avec d'autant plus de raison que l’action révolutionnaire était partie des Montagnes. L’Eplattenier, encore inconnu, sortit vainqueur d’une série de concours où se mesurèrent tous les sculpteurs suisses.

Il avait longtemps cherché. Des études préliminaires montrent qu'il imagina d’abord un violent mouvement de marche en avant, sous les plis d’un drapeau en envol. Puis le projet se modifie. De dynamique, il passe à un ordre statique, vertical, mais le mouvement demeure dans l'illustration des quatre faces.

Destiné au centre d’une place qui est un carrefour, le monument doit être vu circulairement. L'artiste conçut, pour le côté qui regarde la ville, une haute figure de femme, bras levés et criant aux armes: la République; au sud, dans la direction de Neuchâtel un ouvrier en blouse, armé, indique la route prise par la colonne des révoltés, tandis que le chef de l'expédition, Fritz Courvoisier, figure noblement à l’est, face à la rue à laquelle il a donné son nom; au nord, un joli tambour bat la charge. Le régime renversé est symbolisé par une aigle à terre, dont les ailes, enrobant La base de deux faces, sont richement décoratives. Au sommet s’épandent les lourds plis du drapeau.

Exécuté en bronze, le monument est d’une singulière puissance. On l’a trouvé exagérément massif. Peut-être, à son faite, eût-il admis, techniquement comme au point de vue esthétique, un motif élance. Tel qu'il est, je le trouve d’une fière originalité, admirable de vie et d'invention dans ses parties. Oeuvre des belles années de la jeunesse, il est dru, tout paré de fraîcheur et d'enthousiasme, combien plus vrai, dans son essence, que le marbre sec et scolaire de Neuchâtel.

En 1917, L'Eplattenier avait achevé le monument Numa Droz qui s'élève sur la place de la gare de La Chaux-de-Fonds. Je men explique avec une égale franchise en disant qu’il manque de concentration et d’unité, tout en reconnaissant que le problème était terriblement ardu. L'homme politique, figuré en bronze, assis sur un fauteuil, est un bon portrait réaliste, mais il s’adosse à une haute stèle de calcaire, portant en bas-relief une Helvetia stylisée: une sensible disparate en résulte. Ensuite, de part et d'autre de la stèle part un mur bas, à retours incurvés faisant fontaines, qui élargit la composition sans la meubler. L'œuvre, assurément, ne manque pas de beautés particulières, mais de réussite.

Dans l’aventure artistique, il n'y a souvent pas d’obstacle pire qu'un sentiment d'insatisfaction intérieure. Mais ceux qui connaissaient le cran de l'artiste savaient qu'il irait au-delà. C'était chose faite sept ans plus tard, avec la Sentinelle des Rangiers, magnifiquement simple et austère, glorieux volume amené à un juste caractère de généralité. Ce n’est pas un soldat, c’est "le soldat suisse, visage imberbe et pur, dont les yeux ombrés par la visière du "képi‘ ne sont que vigilance. et le rude bloc, qui semble jailli du sol, est conçu architecturalement: coordonnant les composantes du paysage, il en dégage l’expression, y suscite, ainsi que le remarquait un critique !" (*), une sorte d’unité morale.

(*) Rodo Mahert

Et, moins de trois années après, en 1927, le haut-relief qui enrichit le porche du Musée de La Chaux-de-Fonds, était pose, allié à l'architecture d’autant mieux qu'ici l'architecte et le sculpteur ne faisaient qu’un. Eclairé d'ouest, le sujet fait face à la lumière; c’est un éphèbe à la torche brandie, s’enlevant d’un élan vertical sur un Pégase cabré dans les nuages. Avec le jeu : mouvant des plans, son classique équilibre et sa puissance, cette dernière grande sculpture témoigne hautement de la maîtrise atteinte par l'homme mûr.

Pour les sculptures de moyenne grandeur, elles divergent de caractère avec leur destination.

La plus ancienne est réaliste; étude très poussée d’un bel athlète en invocation, les bras levés, elle figure avec convenance, toute dorée, au point culminant du Crématoire; réaliste aussi le récent "Linder”: il n’a point la généralité de "l’homme qui marche” de Rodin, mais il comprend la tête et les bras, et ses bras rythment la marche, et la tête bien caractérisée préside à l’irrésistible mouvement en avant. C’est ici, exactement, l’homme qui, deux fois, a gagné la course de Paris à Strasbourg.

Les stèles tombales Mosimann, Gaillard et Guyot, du jardin du Crématoire, avec des figures telles que l’Adieu et la Douleur, appartiennent au genre symbolique, tout de même que le Monument aux Soldats morts, grande figure de femme voilée et porteuse de fleurs, qui s’incline sur la dalle funéraire. Traductrices d’un sentiment, ces œuvres en ont l’unité limitative et la noblesse.

En revanche, les deux statues qui ornent depuis peu les avancées latérales du porche du Crématoire (lamentation de la mère et de l’aïeul, avec l’orphelin, sur l’urne cinéraire), bien que sentimentales aussi, répondent d’abord à une vue architecturale: l'accord de leurs lignes et de leurs volumes avec les lignes et volumes de l'édifice posait à l’artiste un problème qu'il a résolu à la perfection. Comme aussi, dans une donnée différente, puisqu'il ne s'agissait que d’un ornement, les paons et béliers magistralement stylisés de l'escalier intérieur du Musée des Beaux-Arts.

La petite sculpture de L’Eplattenier consiste en animaux et en bustes.

Taureaux ou porcs, chevaux de trait, sont sculpturaux par nature; l'artiste en a modelé un bon nombre qui, pour avoir figuré à des expositions d'agriculture, comme types de races, n’en ont pas moins un caractère d'art. Pourtant je mettrai hors de pair, à cause de la grandeur et de la liberté plastiques de son élan cabré, certain étalon franc-montagnard, en cire, digne de se transformer en oeuvre monumentale.

Les bustes ne sont pas que des portraits ressemblants: généreux de matière, ils sont nobles ou familiers, mais jamais dépourvus de ce style sans lequel le genre est vulgaire et sans valeur de durée. Il en est qui perpétuent la physionomie de personnalités distinguées: Madame Perrochet, sculpteur, le peintre Gustave Jeanneret, Hirsch l’astronome, le professeur Piccard, le mécène Willy Russ et les gendres de l'artiste: l’ensemblier Wasem, le sculpteur Schmied. Et parmi d’autres effigies, je n'aurai garde d'oublier le rire si gai et confiant dont il a illuminé un visage d'enfant...

     

LE PEINTRE

L'œuvre sculptural que nous venons d'analyser, si divers et nombreux, ne suffirait-il point déjà à remplir une vie d'artiste ? Or, il n’est pas terminé, et il semble avoir été créé en marge de l’activité, plus pleine et plus unie peut-être, du peintre et du décorateur.

Des genres picturaux abordés, seules les natures mortes seraient absentes, si l’on n'avait coutume d'y comprendre les fleurs. L'artiste en a beaucoup peint, les premières avec une trop grande fidélité, les disposant avec une scolaire symétrie, usant de tons pesants. Puis il s’est ému, a passé au mode impératif: la fleur a cessé d’être reine, elle est devenue prétexte à libre et vive coloration, à compositions audacieuses, à vibrations purement picturales. Et le métier s’affranchit dans le même temps que l’objet glisse à la sujétion. Plus d’études, mais des tableaux: le maître l'emporte sur le spécialiste,

Pour les portraits ou les nus, l’évolution est analogue, mais moins sensible dans le temps. C’est que l’anatomiste et le physionomiste, fermement dressés par le dessinateur, ont eu moins à lutter contre l'ennemi de l’intérieur, cet esprit de soumission, enfant de la conscience étroite héritée de la race.

Certes, il faut constater des retours oflensifs de réalisme formel, de prosaïsme: ils rendent plus délectables les pages libérées où les beaux corps de femmes gagnent en splendeur de servir aux trouvailles du coloris, où les effigies d'hommes participent à une haute création de l'esprit sans perdre de leur vérité propre.

Mais, dans ses paysages, dont le nombre est prodigieux, s’il n'a pas à déployer toutes ses connaissances techniques, il donne à mesurer mieux qu ailleurs l'amplitude de son âme d'homme et d'artiste.

Il a débuté par un vérisme sévère et avec des moyens limités. Retenu par ses fonctions dans la montagne, il a peint d’abord le haut Jura, dont il a subi la tristesse et l'abandon. Aussi l’a-t-il vu monotone, sinistre même avec ses neiges souillées de fins d’hiver, noir de sapins, ocre de pâturages. Mais, par sa véracité, c'est un chef-d'œuvre déjà que "Haut-Jura" (1902), du Musée de Neuchâtel, beau témoin de cette période.

  

Dès l’été de 1904, dans un séjour au Mont-Racine, il fera prévaloir ses qualités de constructeur et de volontaire. "Au Sommet”, qui est au Musée de La Chaux-de-Fonds, est modelé en puissance, et dans le coloris apparaît quelque chaleur. Il agrandit ses formats, et dix ans plus tard, le "Temps de mars”, conservé au même musée, est une œuvre vaste et synthétique, gris bleu et blanche, un peu livide, et l'énorme, "Saut-du-Doubs” gelé de l'Exposition nationale de Berne, d’un beau style, c’est réellement une glacière.

Alors apparaît le "poème du Doubs", suite de petits pastels, précieux, rares, œuvre d’un homme que le loisir aère, en même temps que la contemplation d'œuvres d’art d'Orient et le bouleversement causé par la guerre proche rendent visionnaire. L'œil et le cœur s’enrichissent, l’âme que l’art console s’évade de la réalité.

Puis, plus libre, il élargit l’aire de sa contemplation. Il découvre les roches, squelette émergé des arêtes steppiques, parois ou vastes cirques: la Tourne, le Creux-du-Van, la Montagne de Boudry, qui le passionnent au point qu'il leur confère une personnalité. Il se penche sur les douces inclinaisons des vignobles, à Cortaillod, au Landeron. Il a la révélation de beautés dantesques, par des froids cruels, au fond des gorges de l’Areuse, où, chose qui paraît étrange, les Japonais viennent le hanter: d’où ces pages frigides et finement stylisées, si nouvelles.

Par accident, il s’attarde au bord du lac, ému par une baie aux belles moires entrevue à travers de vieux arbres. Il fait une longue halte à la toundra miniature du Bois des Lattes, dans cette tourbière des Ponts dont d’autres aspects, en été, sont curieusement sahariens. Des verdures plus opulentes, il les trouve aux "Vals” moyens, et il revient à la cluse du Doubs qu'il explore des bassins des Brenets aux rapides de la Rasse, et il y surprend des automnes d’une tragique somptuosité.

Les années passant, il a tout vu de son pays, en toute saison, et dit ses visions de toute manière, mais en s’élevant, s’amplifiant, se surmontant, lui et son époque féconde en maux, jusqu'à trouver dans ce Jura des sujets d’exaltation et des accents de vraie joie.

Pourtant, il est demeuré réaliste. Il garde pour les terrains un amour de géologue, pour les rochers une passion de sculpteur. Il a le respect des matières, traite l’eau comme un élément fluide, rend différemment les ciels et les feuillages. Mais plus que par le passé, il procède par choix et sacrifices. A la réalité il rend hommage de sa diversité et de ses richesses, seulement, lui imposant son ordre, il la transmue en poésie.

Quant à la technique, grâce à l’entrainement intensif auquel il se soumet, le paysagiste l’a complètement asservie. Elle est l’humble servante de l’expression; à mieux dire, elle s’identifie à celle-ci, appropriée à tout but, et toujours d’une extrême propreté.

En heureux virtuose qu'il devait devenir, l'artiste triture ses pâtes et manie ses outils avec désinvolture, passant, suivant son humeur, le sujet et les objets, des larges frottis à fleur de toile aux plus robustes empâtements, des douceurs et finesses du pinceau aux touches impérieuses de la brosse et aux emportements du couteau. Ah ! qu’on voit bien quel il est, quand il résout les contradictions de sa nature dans ces vastes pages, d’autant plus puissantes qu'il les mène plus souplement à chef: doux et violent jusqu’à la brutalité, généreux et âpre, sombre et joyeux, dominateur et respectueux, mains sensuelles et cœur austère !

Il en découle une extrème diversité. De la monochromie et de la douceur à l'éclat complet du prisme et à la robustesse, il y a tous les intermédiaires : blanches Areuses, Doubs bruns, beiges ou pourpres, Creux-du-Van gris et roses, Montagne de Boudry verte et beige, Mont-Racine verts ou chamois, Chaux-de-Fonds jaunes et noires, prose héroïque et fine poésie, tout est si impressif et multiple que cela commande désormais aux visions individuelles. Divinateur de beautés demeurées cachées, L’Eplattenier a révélé tous les aspects de leur terre à ses habitants.

Et telle est maintenant la sûreté de sa main et de son œil que, dans cette fourmillante création, il n’y a plus d'échecs, d'essais discutables ou d’à peu près, rien que des réussites. Chaque page est d’une écriture définitive. Ce qui n’est point à dire que tout soit de même ordre. Je distingue aisément une hiérarchie dans ces paysages. Les uns inclinent au pittoresque, les autres s'élèvent au grand style. Il en est où la foule se reconnaît, d’autres susceptibles de n’être goûtés que par une élite d'amateurs. Quand le parti adopté par le peintre est celui qui répond aux dominantes de son caractère, quand les pages sont plus senties que voulues, l'artiste se révèle étrangement profond et rare; il prend le ton de la confession. L'homme alors surpasse le virtuose, il est plus qu'un écho sonore; à l’optimisme il s’est converti par une vigoureuse réaction, mais son fond est une violence tragique et passionnée.

Si varié, il est pourtant un. Tous ses paysages, à quelque genre qu'ils appartiennent, quelle que soit la hauteur où nous les placions, portent sa marque: logique, clarté, équilibre. Et c’est parce que chez lui l'"homo faber” ne cesse et ne cessera de se manifester tant qu'il lui restera un souffle, parce qu'il est un décorateur.

 

LE DÉCORATEUR

Seuls les "peintres maudits” peuvent se passer de public. Parmi les autres, il en est qui ont le besoin de parler aux foules. Le grand art décoratif est leur langage. L’Eplattenier y a recouru avec une prédilection qu'il ne dissimule pas: les problèmes de convenances que le genre pose sont de ceux qu'il se passionne le plus à résoudre.

Si, dans ce domaine aussi, nous aurons à constater des aboutissements fort dissemblables, cela tient précisément au fait que le décorateur ne laisse rien aux hasards de l'inspiration, que jamais il ne s’est mis à l’exécution sans en avoir, au préalable, élucidé toutes les modalités.

Dans deux intérieurs, la solution était relativement aisée.

En 1907, un voisin d'habitation, l'ingénieur Matthey-Doret, le chargea de faire d’une grande pièce de sa maison une salle de musique. L'artiste imagina un grand panneau à dominantes de pourpre qui fit face aux auditeurs. Sur un vaste ciel de couchant, il disposa rythmiquement, de part et d’autre du centre demeuré vide, quatre personnages. Noblement drapés à l’antique, ceux-ci subissent l’enchantement du soir en écoutant deux belles musiciennes aux tuniques transparentes, assises en avant de chaque groupe. Une atmosphère idéale est ainsi créée, faite de grandeur et de sérénité.

En revanche, les "Vendanges”, composées en 1933 pour la salle à manger de la maison Bovet, à Areuse - carton dont Madame Henry Bovet a commencé l’exécution en gobelin - c’est une scène rustique en même temps qu'un tableau de famille. Les maitres de la vigne y figurent, leurs parents, leurs aides, et jusqu'à leurs chevaux et leur chien. Heureuse composition à deux étages que réunit un escalier de pierre: au bas, la récolte pleine d'animation, au haut, le foulage et le pressage. Revêtue des somptueuses couleurs de l’automne, elle témoigne du bonheur de l'artiste à allier son goût du particulier et de la précision au sens décoratif et pictural, tout en tenant compte des exigences du métier. Peu de sujets pouvaient répondre mieux que celui-ci à ses tendances intimes; aussi l’a-t-il supérieurement traité.

Mais il a affronté d’autres difficultés ! Il avait vingt-six ans quand, en collaboration avec son collègue William Aubert, il mettait sur pied dix grands panneaux, à nombreux personnages célébrant les uns la Guerre, les autres la Paix. Destinés à la vaste salle du "Stand”, à La Chaux-de-Fonds, ils corrigent, par la sobre tenue du coloris et la plénitude d’une expression dramatique ou sereine, ce que l'architecture a de banal et de vulgaire.

Les deux années qui suivent, il décora les salles à manger d’un certain "Restaurant économique”. Il avait ici à prêcher sur un thème périlleux: l’antialcoolisme. Sans donner dans l'imagerie "Croix-Bleue", il peignit une série de panneaux de moyenne grandeur, où, plus qu'humanitaire, il se montre humain et pitoyable, en même temps que créateur d’atmosphères impressionnantes : verte et violette de la "folie alcoolique”, mauve du "douloureux retour d’auberge”, bleue de la "morne attente”, or du "relèvement”, pourpre de "l’abondance”. Les personnages sont d’une grande vérité d'observation et l’exécution d’une ferme tenue. C’est là une prédication de bon style, dont on eût souhaite qu’elle préservât l’œuvre sociale de la faillite !

Elle montre surtout qu'il devait et pouvait s'élever davantage. L'occasion de thèmes plus larges s’offrit dix ans plus tard, lors de l'édification d’un Crématoire à La Chaux-de-Fonds.

La salle des cérémonies a été aménagée sur les indications de l'Eplattenier. C’est une pièce carrée, tout-à-fait close; une lumière étrange ruisselle de la voûte quadrangulaire, à travers des verres de couleur profondément enchassés dans des cloisonnés de plâtre; murs et portes, ainsi que le catafalque, sont revêtus de cuivres repoussés à sujets symboliques ou décoratifs, - tous ouvrages de ses élèves. Mais, au haut des murs, la large frise peinte est sa part propre.

Le sujet qu’on découvre en entrant est celui de la Pitié et de la Mort: présentation symétrique de deux tombeaux, sur lesquels sont allongés deux cadavres nus; à chaque extrémité, deux figures, porteuses de couronnes et pleurantes, s’effondrent, voilées de transparents noirs; assise au centre sur un trône, une femme aux longs vêtements étend les bras en un geste consolateur. Puis, faisant face et au-dessus de l'entrée, un panneau de mêmes dimensions montre la Purification par le feu: d’un brasier central aux tons vifs s'élèvent latéralement d’ondoyantes flammes qui dessinent de beaux corps nus. Enfin, les murs latéraux portent en vis-à-vis deux panneaux carrés, représentant deux femmes aux grands voiles: l’une tient sur ses genoux la lampe du souvenir, l’autre, d’un doigt sur les lèvres, ordonne le silence.

L’impression générale est celle d’un merveilleux recueillement. Les tons, très doux, oscillent d’un bleu transparent à un or ocré; le bleu est dominant dans trois des panneaux, l’ocre l'emporte dans celui des flammes. Un critique (*), il y a dix-huit ans, a dit de ces peintures qu’elles resteraient l’œuvre capitale de l'artiste chaux-de-fonnier. Il ne prévoyait ni les mosaïques extérieures du même édifice, ni les ensembles de Colombier et de Coffrane.

(*)  W. Matthey-Claudet. Pages d’art, août 1915,

Les mosaïques, en effet, en même temps qu’une adaptation à une technique nouvelle, demandaient un grand effort de composition. Les surfaces à couvrir sont considérables : deux mètres quarante de hauteur sur neuf de longueur, et le plein air exige une grande intensité d'expression.

Sur le mur sud, l'artiste glorifie la vie. Au centre, un couple jeune exalte l'enfant dans un beau mouvement de confiance et de force; à gauche, c’est l'Adolescence: éphèbe domptant un cheval, jeune fille se parant avec grâce; à droite, tous deux, après une station méditative, engagent le chemin de la vie. Le panneau du mur nord, par opposition, ne présente rien de stable; cortège en marche vers la mort, il est écoulement, fuite. Des personnages, les uns regardent en arrière, vers les illusions de la vie symbolisées par un paon, d’autres pleurent ou s’avancent avec décision; un dernier, qui a accepté, porte sur le visage un reflet de lumière surnaturelle. La première composition, blonde et rose, a, dans son chatoiement, une allure un peu fresquiste; la seconde, au dessin très arrêté, et vivement contrastée, est plus mosaïste. Mais toutes deux sont riches, imposantes et nobles.

Cependant, à la salle des Chevaliers du château de Colombier, le décorateur eut à se jouer de difficultés plus singulières. Le local dont les murs devaient être totalement recouverts, profond de quatorze mètres, large de neuf et haut de quatre, est chichement éclairé par deux baies à l’une de ses extrémités; cinq portes y accèdent, un des longs côtés est coupé par une monumentale cheminée à hotte, un escalier empiète à mi-hauteur dans un angle, Or, non seulement L’Eplattenier évita tous les pièges, luttant contre la pénombre par le parti de la couleur, incorporant à l’œuvre les accidents architecturaux, mais encore il réussit à distribuer ses divers motifs avec une habileté telle qu’il est impossible d’y rien reprendre.

Et surtout, l’idée procède d’une véritable inspiration.

Pour commémorer la prise d'armes et occupation des frontières, en août 1914, il imagina trois actes: le Serment au drapeau, la Marche, le Travail défensif, saisissant raccourci de l'opération militaire dans le temps et dans l’espace. Le Serment s’exprime à droite de la cheminée en obliques commandées par l’oblique de la hotte: groupe d'officiers jurant; à gauche par de rigides verticales: trois porte-drapeau au garde à vous au bas, plus haut la masse des soldats aux bras levés. La Marche débute au-dessus des baies par une frise de cavalerie et se continue sur les quatorze mètres ininterrompus de la muraille nord: section d’infanterie défilant au pas cadencé, précédée du drapeau et des clairons sonnant, et que surmonte, en un second ordre plus petit, une avancée d'artillerie, puis en un troisième, réduit encore, des partis de cavaliers. Ici règnent les grandes horizontales. Mais sur le mur du fond, terme du drame, - qui, dans l’espace, rejoint le point de départ - c’est, en jeu riche et alterné d’obliques, la mise en défense du sol: sapes, mines et boyaux, terre éventrée à grand effort de torses et de bras nus, et veillée par une sentinelle.

Le coloris est sévèrement réduit à quatre tons: ocre et bleu, brun et vert. L’apparence, plus que de peinture, est celle d’une tapisserie à la fois très meublante et sobre. L’adéquation décorative est parfaite, en même temps que le pouvoir d'émotion ne cesse d'agir; car l’œuvre, diverse et une, d’observation fidèle et fièrement rythmée, est plus humaine que militaire, d’une signification plastique si claire et si directe qu’elle restitue d’un coup tout le tragique du branle-bas de guerre. 

Après pareille réussite, la plus indiscutable peut-être de toutes celles qu'avait rencontrées jusqu'alors L'Eplattenier, comment ne s'est-il pas trouvé un mécène pour doter la seconde grande salle du château de Colombier de ce "Grütli" et de ce "Morgarten" que l'artiste, porté par son succès, avait aussitôt entrepris ? Le "Morgarten" est achevé, et c’est une page d’un haut souffle, magnifique mêlée d’amples courbes, de noirs et de pourpres, de masses puissamment ébranlées au sûr commandement de l'artiste. Très différente de la formule de la "Mobilisation”, elle serait meublante aussi, non à la façon d’un gobelin, mais d’un fulgurant tapis oriental.

En cette année 1933, Charles L’Eplattenier a abordé, pour la première fois, des sujets religieux. Des vitraux pour le temple de Lausanne (1919) de Peseux, un est exécuté, qui a pour sujet Jésus et la Samaritaine. Ces débuts dans l’art du verrier ne vont pas sans une certaine audace. Heureux de manier la plus opulente matière picturale, le néophyte en a voulu le plein usage: alors que de vieux routiers patinent leurs verres jusqu’à l’assombrissement, à peine a-t-il matté les siens, et le résultat, très, "tapis neuf", n’est pas pour lui donner tort. Quant à la composition, elle est ingénieuse et logique.

Si, un jour, elle est achevée - ce qu'à Dieu plaise - la décoration intérieure du temple de Coffrane dépassera en envergure toutes les œuvres passées. Son auteur l’a prévue totale, allant de la plinthe de base jusqu'aux vastes cintres de la voûte en berceau. Elle est, pour l'heure, privée de son sommet: un Sermon sur la montagne qu’une première esquisse promet grandiose; les scènes de la Nativité et de l’Adoration seront, à vues humaines, l’œuvre du prochain hiver.

Mais deux vastes fragments, par eux-mêmes complets, sont déjà exécutés. Par leurs sujets, l'Annonciation d’une part, de l’autre la Déposition de croix et de Résurrection, ils sont le départ et l'aboutissement de l’ensemble prévu. Ils s'opposent, occupant, de la plinthe à la retombée du berceau, les murs sud et nord. Le premier entoure la chaire, dont l’abat-son est surmonté d'un motif circulaire à rayons. D'une croix centrale s’envole une colombe vers la Vierge debout et nimbée, à droite, tandis qu’à gauche et plus haut, l'Ange d’un geste de la main se délivre de son message. L'ambiance est celle d’un grand paysage marin, à rochers et nuages, où dominent, parallèles aux verticales des personnages, celles d’un cyprès, d’un lys, d’un palmier et d’un fragment d'architecture orientale.

Un cercle rayonnant est aussi au faîte de la seconde composition, sur la porte d'entrée. Il enclot un Christ de gloir et sépare la Déposition de croix de la Résurrection. Asymétriques, ces deux scènes s’équilibrent toutefois, remontant de part et d'autre en une oblique que redressent les verticales de la croix et des ailes de l’ange. L’une, avec le corps du Christ étendu et les saintes femmes effondrées ou implorantes, son ciel bouleversé, est intensément dramatique; la seconde, aux femmes eflrayées que domine la figure radieuse de l'ange, où se dissipent les lourdes nuées, annonce la délivrance.

Cette prédication par l’image est ferme et mâle; le sentimentalisme doucereux, défaut de tant d'œuvres protestantes, en est absent. Le coloris est à la fois riche et sobre, amplement rythmé des tons froids aux tons chauds: bleus ardoisés, ocres, roses et verts pâles, accordés avec bonheur aux teintes des boiseries et des accessoires. Le dessin expressif et sûr des personnages, leur juste échelle et la signification discrète des visages concourent à la grandeur de l’œuvre et à sa force de persuasion:

... C’est sur une décoration en cours que nous quittons notre peintre, et c’est bien, car ainsi il nous force à ne pas l’abandonner, à le suivre encore de nos pensées, et à lui souhaiter, après l’achèvement de celui-ci, d’autres de ces travaux d'envergure qu'il a mérité, par l'exploitation énergique de son talent, de concevoir et d’exécuter en maître qu’il est.

Maurice Jeanneret, Neuchâtel, octobre 1933.

 

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